15.12.04

La Morgue

Texte écrit également en participation à une seconde mouture du concours sans prétention mais fichtrement amusant.
Certains mots, des expressions, étaient imposés, et l'on devait choisir 2 personnages et 2 lieux dans une liste de 4 possiblités. La phrase d'introduction était aussi imposée. Dont acte.



Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Depuis que ma mère et moi avions déménagé à Paris, elle tenait à reprendre ma vie en main et elle m'imposait des tas de règles. Il était de mon intérêt de les respecter scrupuleusement. Sinon ça allait chauffer pour mon matricule, comme elle aimait à le répéter, entre deux bouffées de sa clope malodorante, sa touffe de cheveux roux hérissée sur le sommet de son crâne. Cette vision le matin au petit déjeuner était un vrai bonheur. Cela offrait un contraste saisissant avec la couleur beurre frais des murs fraîchement repeints, la table joliment mise, le bouquet de fleurs fraîches, les milk-shakes diététiques qu'elle me préparait avec toutes sortes d'ingrédients immondes : elle avait aussi décidé qu'il fallait que je m'épaississe, que je devienne un dur. Maintenant j'étais le seul homme de la maison.
Mon père était parti avec notre bonne, une blonde décolorée aux gros doigts boudinés, aux pare-chocs impressionnants, une véritable caricature. Pour ma mère, ce fut le début d'une longue période de remise en question. Ca s'exprimait bizarrement, tout devait être parfait autour d'elle, mais elle, elle se laissait aller. Cette déliquescence au milieu de ce havre de calme, luxe et volupté me laissait perplexe. Du haut de mes 10 ans, je ne comprenais pas ma mère. Mais je l'aimais, et j'acceptais.

Donc je me couchais de bonne heure, je buvais d'infâmes mixtures vert amande le matin en espérant, moi aussi, me voir pousser les muscles qui m'auraient permis de flanquer à mon abruti de père la raclée mémorable qu'il méritait pour nous avoir abandonnés. Je me voyais lui exploser le foie, la rate, et son cœur de pierre, lui faire bouffer son râtelier à ce vieux beau qui avait jeté ma maman pour une pétasse au vernis à ongles rose pétard. Je faisais sérieusement mes devoirs, rentrais à l'heure et sans traîner de l'école, portais des jeans avec le pli devant, le rouge aux joues, mais tout était bon pour satisfaire maman. Je ne voulais plus l'entendre pleurer à gros sanglots déchirants le soir dans son lit. Si j'avais pu raccrocher un sourire à ce visage, je serais devenu le plus heureux des fils.
Je la voyais partir chaque matin pour son boulot à la droguerie du quartier, ses vêtements impeccables, repassés de frais, sa chevelure soigneusement coiffée, la raie au milieu. Ses talons claquaient sur notre vieux perron que mon père avait toujours promis de jointoyer correctement et qui depuis son départ s'effritait chaque jour un peu plus... Personne n'aurait pu deviner que cette jolie femme soignée qui souriait aimablement aux clients, qui avait un mot gentil pour chacun, rentrait chez elle le soir, enfilait ses vieilles tongs pourries rafistolées avec du chatterton, mettait de l'eau à chauffer pour se faire un grog copieusement arrosé de rhum, avant de s'affaler sur le pouf du salon et de feuilleter vaguement le programme télé. En moins de temps qu'il n'en faut à l'eau pour bouillir, elle ne ressemblait plus à rien, elle était transformée en vieille mégère acariâtre. Exit la jolie dame au charmant sourire. Bonjour Cruella version rouquine. Il était loin le temps où quand je rentrais de l'école, j'étais accueilli par la chaude odeur d’une tourte cuisant lentement dans le four, promesse de délices futurs, et par les notes limpides de Bach ou de Verdi... Depuis le départ de mon enflure de père c'était devenu l’odeur de la cigarette froide et la voix de l'autre abruti : « C'est votre dernier mot? »
On ne se demandera pas trop longtemps pour quoi c'est à cette époque que j'ai commencé à développer une imagination galopante, et à lire à outrance des romans toujours plus gros, dont on mettait des jours voire même des semaines à sortir…

Pourtant, un jour, ma vie bascula, et faire sourire ma mère devint anecdotique. Ca a du se passer vers le milieu de l'année scolaire. J'étais arrivé deux mois après la rentrée dans cette école. Une vieille bâtisse, du début du siècle sans doute, à plusieurs étages, en meulière, avec des escaliers en bois et des rampes branlantes, des recoins sombres et des traces de craie incrustées dans le vieux parquet gauchi par les ans et les courses effrénées de milliers d'écoliers.
C'était une grande école, d'une bonne douzaine de classes et au début je me perdais souvent dans les couloirs, je craignais plus que tout que l'on m'envoie porter un papier au bureau du directeur. Ou pire encore : au concierge, un vieux Russe exilé. Il nous saoulait avec Novossibirsk, là où la vie était dure et où on ne pétait pas dans la soie comme ici, où les enfants étaient respectueux des adultes et se pelaient les roubignolles par moins trente en plein hiver sibérien. Ce type était effrayant. Ce qu'il nous racontait quand il parvenait à nous coincer pouvait être marrant, surtout avec son accent et sa façon de rouler des yeux, mais franchement, quand il me parlait, j'avais la pétoche, un truc qui me prenait aux tripes et qui ne me lâchait plus.
Ce n'est que plus tard que je compris que ce qui m'avait toujours glacé le sang chez cet homme, ce n'était pas tant ses histoires horribles de mômes bouffés par les loups et retrouvés en pièces détachées par des babouchkas éplorées, ni même son haleine d'oignon coupée à l'eau de Cologne qu'il buvait pour se réchauffer, à la russe, mais bien que sa loge jouxtait la Morgue.
La Morgue. Quand je suis arrivé dans cette école, je n'avais aucune idée de ce dont il s'agissait, je crois que je ne connaissais même pas le mot. La première fois que j'en ai entendu parler, c'était deux gars de l’autre classe de CM2 qui discutaient sous le préau.
- J'te jure, ca venait de la Morgue !
- Et mon cul c’est du poulet?
- Putain tu veux pas me croire, c'est ton problème, moi j't'le dis comme je l'ai vu.

Là ils m'avaient repéré avec ma mine chafouine derrière mon poteau et ils s'étaient tus, avant de disparaître dans l'école. Ca ne m'avait pas turlupiné plus que ça. Encore du jargon d'école, un code auquel je n'avais pas accès parce que je venais de débarquer. Je me renseignais auprès de mon seul copain, le Gueux comme les autres l'appelait car il se traînait à l'école dans de vieilles loques crasseuses. La crasse c'était limite sa philosophie de la vie à ce gars. Pourtant ses parents, qui étaient médecins tous deux, avaient les moyens de le vêtir décemment. Renseignements pris donc, j'appris que la Morgue était la pièce qui jouxtait la loge du concierge, une sorte de réserve de matériels pour les enseignants, mais abandonnée depuis des lustres. Pas de fenêtres, la porte jamais ouverte ou si rarement, avaient fait de cet endroit un lieu mort, à l'odeur de renfermé tenace et à la pénombre étouffante. C'est dans cette pièce que les objets scolaires en fin de vie venaient attendre une mort qui n'arrivait jamais. Enfin c'est ce qu'on en disait, Le Gueux par exemple n'y était jamais entré, il ne me rapportait que des « on dit ».

Je ne sais pas qui avait baptisé cette réserve de ce nom morbide, mais c'était parfait. Ayant appris l'existence de ce lieu, et son emplacement, j'aurais bien voulu y jeter un œil : ça avait l'air super mystérieux cette affaire, même si je me doutais bien que je n'y trouverais que des vieux pupitres recouverts d'inscriptions toutes plus inintéressantes les unes que les autres, des cartes qui n'avaient plus cours, des vieux livres de lecture aux textes dépassés. Je me sentais une âme d'archéologue de l'Éducation Nationale peut-être, ou alors je fantasmais en secret sur un éventuel cadavre de môme de CM2 trop nul en maths et zigouillé par sa maîtresse folle de rage, voire même des résultats d'expériences secrètes gouvernementales entreprises par de faux profs sur le cerveau des pré ados. Sans le savoir encore j'étais bien loin de l’atroce vérité. Et si près à la fois.

Je me souviens avec exactitude du moment précis où mon obsession pour la Morgue est née. Au début je voulais juste réussir à m'introduire dans la pièce. Je m'étais vite rendu compte que seul Boris, le concierge russe alcoolique, en avait la clé, et qu'entrer dans son antre était aussi risqué et improbable que de tenter de s'évader du goulag. Sa loge était impénétrable, une véritable place forte, qui puait l'alcool et ces drôles de petits cigares qu'il gardait collés au coin des lèvres en permanence. Et je ne parle pas de l'odeur rance de la sueur, celle des maquereaux en boîte aussi, mêlées à un autre effluve que je n'arrivais pas à définir. Une odeur de mort peut-être?
Je tentais bien de temps en temps, à la dérobée, de regarder par le trou de la serrure de la porte de la Morgue, mais rien, il y faisait aussi noir que dans le cul d'une poule.

Tout a commencé avec Camille. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, c'était au retour des vacances de février, l'air était froid et le vent cinglait nos visages glacés dans la cour. Au retour dans nos classes à la fin de la récréation, enfin au chaud, le bout des doigts nous brûlait et nous étions pris de somnolence, nous avions entendu dans les couloirs une sorte de branle bas de combat. Au début c'était juste une rumeur lointaine, des voix qui parlaient un peu fort, puis ça c'est mis à enfler, comme la houle, et une vague a déferlé entre les murs, avec une force rare, ça criait franchement maintenant, des portes claquaient, ça se rapprochait de notre classe. « Camille, Camiiiiiille ! » ça disait, « Mais il est où ce môme ? Ce n'est pas possible de disparaître comme ça! » et c'était la voix de notre directeur, un gros type au physique pas très avenant mais plutôt sympa, « il faut prévenir ses parents!», là c'était la voix pinailleuse, affolée et plaintive de Mlle Lornot, l'institutrice de Camille, qui faisait le CP depuis des années et dont tous les gamins connaissaient les chevilles boudinées dans des mi-bas noirs, pour avoir eu tout loisir de les admirer quand elle les mettait sous son bureau pour les punir. « Ils habitent où ses parents ? », « Rue Eugène-Varlin » Et ça se rapprochait encore, notre maître avait interrompu la leçon et s'était levé, il allait vers la porte. Toute la classe semblait figée, l'oreille aux aguets. La porte a fini par s'ouvrir, nous étions la dernière classe au bout du couloir, au dernier étage, ils avaient bien fait les choses et avaient progressé méthodiquement depuis les classes de CP jusqu'à celles des CM2. Le directeur s'adressa à voix basse à notre maître mais le silence de mort qui régnait dans la classe nous permit de tout entendre.
- Est-ce que vous avez vu Camille ?
- Camille comment ?
- Camille Martin.
- C'est une fille ou un garçon ?
- C'est un garçon !
- Non, je ne l'ai pas vu. Je ne le connais pas d'ailleurs.
- Ce n'est pas possible d'être aussi stupide, grommela le directeur.
- Plait-il ? balbutia notre maître, ses grands yeux exprimant toute l’incompréhension du monde.
Le directeur avait les yeux qui lui sortaient de la tête et il jetait à notre maître, qui n'avait pas inventé la poudre certes, mais qui était bien gentil et racontait admirablement les batailles de la Guerre de Cent ans, un regard meurtrier. Il ressortit de la classe en coup de vent, et claqua la porte.
Le maître eut le plus grand mal à poursuivre sa leçon : nous bavardions avec insistance, cherchant à savoir ce qui pouvait bien se passer. Je me souvenais vaguement de Camille, et ce n'était que pur hasard. Je l'avais croisé à la droguerie où travaillait ma mère : son père était venu acheter de la teinture. C'était un petit gamin blond, avec des lunettes, un peu timide. Un môme comme tant d’autres, un môme sympa.

On l'a retrouvé devant la Morgue. Il ne parlait plus, ses yeux étaient vides. Sa maîtresse l'avait envoyé porter un mot au concierge. Il n'était jamais arrivé. Il était assis recroquevillé dans un recoin à côté de la porte, muet, comme tétanisé. Personne ne savait ce qui s'était passé. Ses parents sont venus le chercher, ils avaient la mine défaite de voir leur petit garçon prostré de cette façon, son regard fixe et ses lèvres closes.
L'école mit un certain temps à se remettre du choc.
Curieusement, personne ne chercha de réponses du côté de la Morgue. A croire que personne à part moi ne sentait les vibrations néfastes qui émanaient de cet endroit. Camille entra à l’hôpital, il fallait le nourrir avec des tuyaux, il était catatonique. Et moi j'étais aux aguets, tous mes sens en éveil, je sentais quelque chose qui vibrait tout autour de moi dès que je passais le portail de la cour de l’école. Je crois que je l'avais senti depuis mon arrivée, mais que ce qui était arrivé à Camille, quoi que ce fût, m'avait réellement éveillé à l'étrangeté et la bizarrerie qui émanaient de cette école. Et l'épicentre des vibrations, c'était la Morgue. J'en étais persuadé. Dès lors les choses prirent une autre tournure.

Je me mis à tournicoter autour de la Morgue et de la loge du concierge. J'aurais donné vraiment beaucoup pour entrer dans cette pièce. Ma volonté était devenue inébranlable. Je devais entrer. Je devais voir. Je devais savoir. Je ne savais pas pourquoi j'étais persuadé que ce qui était arrivé au gamin trouvait sa source dans cette pièce, mais je refusais d'en démordre. C'était là, en moi, dans mes boyaux qui se tordaient quand je passais devant la porte close, dans les papillons qui se mettaient à tournoyer énergiquement dans mon estomac, dans la sueur glacée qui me coulait le long de l’échine. J'en parlais avec le Gueux, nous passions nos récréations à échafauder des théories fumeuses, notre discussion empruntant sans peine aucune les rails de l'imagination la plus farfelue et la plus tordue. Il fallait entrer. Il fallait savoir. Nous étions morts de trouille, enfin moi surtout, lui il ne croyait qu’à demi à mon « pressentiment », mais nous devions entrer. Passer la porte était devenu notre quête.
Peut être qu'ainsi j'espérais comprendre et sauver Camille, toujours allongé sur son lit d'hôpital, ses petites mains gracieusement disposées sur ses cuisses immobiles, son regard au plafond et son esprit en maraude. Je n'y avais jamais mis les pieds, mais je savais qu'il en était ainsi. J'entendais dans ma tête les pas de ses parents dans les couloirs vides, j'entendais son père demander pendant que sa femme s’agrippait à son bras pour ne pas défaillir : « C'est grave docteur ? » et je voyais la mine compatissante du médecin qui annonçait que l'on ne pouvait se prononcer et que seul le temps apporterait la réponse. Je me voyais comme un preux chevalier sur son blanc destrier, et il ne me suffisait plus de ma mère éplorée à sauver, il fallait que je ramène Camille parmi nous.

Je voulais entrer dans la Morgue, et rapidement, il nous apparût que la seule solution était de le faire de nuit. Boris vivait à l’école, et de jour il quittait rarement sa loge, si ce n'est pour accomplir quelques menus travaux dans les classes et c'était impossible de le savoir à l'avance. Par contre nous avions remarqué que cet ours mal léché prenait quand même la peine de garder un minimum de vie sociale loin de sa Sibérie chérie, en participant à une partie de cartes avec d'autres immigrés russes le vendredi soir. Nous tenions là notre créneau horaire, il fallait l'exploiter, et pour cela vaincre notre frousse de revenir à l'école la nuit. Ce qui n'était pas une mince affaire : cette école était déjà sinistre le jour, je n'osais imaginer ce que serait que d'en parcourir les couloirs la nuit tombée, d'approcher la porte de la Morgue et de tenter de l'ouvrir. Surtout que depuis l'accident de Camille, à chaque fois que je passais devant cette maudite porte, mon estomac tentait de rendre mon déjeuner et mon cœur essayait de s'évader de ma cage thoracique. Je m'étais alors persuadé que régnait en ce lieu, derrière ce simple morceau de bois muni d'une serrure, une présence maléfique, un monstre hybride, une goule affamée ou encore un résidu extra terrestre nocif. Une chose horrible qui avait fait du mal à Camille.
Pourtant nous devions le faire. Je devais le faire. Après tout j'étais devenu un homme au départ de mon père, ou presque, ma mère y travaillait assez dur avec ses milk-shake parfum merlan-algues ou œuf-papaye (je me moque certes, mais ce n'est pas vous qui deviez les ingurgiter ces mixtures infâmes), et je devais agir en tant que tel. Ainsi, un vendredi soir de janvier, je m'échappais de chez moi, et je n'eus pas besoin de passer par le balcon de ma chambre, je descendis simplement l’escalier et passait la porte d'entrée, car ma mère ronflait et cuvait son grog. Je retrouvais le Gueux devant les portes closes de l'école. Il s'était vêtu de loques noires du plus bel effet et j'eus du mal à retenir mon fou rire. Son accoutrement eut au moins l'avantage de détendre agréablement l'atmosphère. Ne me demandez pas comment, mais il était aussi équipé d'une sorte de passe partout, accroché à sa ceinture, à côté d'un couteau suisse et d'une grosse lime. Ne me demandez pas non plus ce qu'il comptait limer, cela faisait un bon bail que je ne cherchais plus à comprendre le Gueux.Je me contentais de l'avoir pour ami, et c'était déjà merveilleux, hilarant souvent, grotesque parfois, décalé toujours.

Au bout de dix minutes qu'il s'escrimait sur cette fichue serrure, nous étions encore à la rue et le froid s'insinuait sans vergogne jusqu'au plus profond de mes os. Je commençais à m'énerver.
- Bon sang tu l'ouvres ce truc, y'en a marre, je crève de froid là!
- Attends, je comprends pas, j'utilise le passe et rien ne se passe…
- Ah je suis mort de rire, c'est super hilarant, je rigolerais bien un bon coup, si mes mâchoires n'étaient pas entrain de rester collées par le gel bon sang de bonsoir!
- Je t'assure, je pige rien à cette serrure, le passe entre, ça semble fonctionner, et la porte ne s'ouvre pas. Et cette saleté de poignée, ça m'énerve. Ca ne s'ouvre pas, et pourtant, elle tourne!
- Hein? Pousse-toi, je vais essayer.

Et bien évidemment, ça s'ouvrit, c'était encore une sombre histoire de « je pousse au lieu de je tire »… Nous entrâmes, et le silence qui régnait dans le hall d’entrée nous enveloppa. Nous avions pris soin de nous munir de lampes torches, et c'est sous cette faible lumière que nous avançâmes dans la pénombre du couloir qui menait à la loge de Boris et à la Morgue.
Nous restions silencieux tous les deux, je pense que ni l'un ni l'autre n'avions envie de briser ce silence, car même s'il nous oppressait, il avait quelque chose de sacré. Plus j'avançais dans ce couloir, et plus mon cœur battait follement, il s'emballait, il courait comme pour s’échapper de moi, et dans ma tête des pensées folles éclataient comme des bulles à la surface. Nous allions enfin pénétrer dans la Morgue et voir ce qu’elle recelait en son sein. J'en avais une folle envie et en même temps je ne sais ce qui me retenait de prendre mes jambes à mon cou et d'aller me réfugier, vite, vite, sous ma couette. Peut être la sinistre perspective d'entendre ma mère pleurer à chaudes larmes, une fois de plus, et gémir de façon lamentable dans son oreiller.
La porte de la loge de Boris était close, mais elle ne le resta pas longtemps, le Gueux avait sa fierté. Nous attrapâmes vite fait la clé de la Morgue, et la tenir dans mes mains était un aboutissement, une réelle jouissance. Un frisson de satisfaction me parcourut de la tête aux pieds, rapidement suivi par une vague de terreur. J'avais tellement attendu ce moment, je voulais absolument savoir, et donc je ne me défilais pas.
Nous sortîmes de la loge, et nous étions déjà là, devant cette porte close qui avait tant alimenté notre imagination. Enfin, surtout la mienne. Je m’approchais. La clé tremblait dans ma main, si fort que je doutais de pouvoir la faire entrer dans la serrure. Et si j'y arrivais, aurais-je le courage de la faire tourner, puis l'inconscience d'ouvrir cette porte? Soudainement les vieux livres de lecture et les pupitres délabrés perdaient toute réalité dans mon esprit aux abois, et la vision de cadavres empilés, de monstres sanguinaires, devenait plus claire, plus précise, cruellement limpide.
Pourtant je mis la clé dans la serrure et je tournais. C'était tellement facile. Mon cœur était arrêté, et je ne respirais plus. Dans le silence absolu j'entendis un battement. Un rythme. Comme un tapotement. Ce ne pouvait être mon cœur. Ca venait de l'intérieur de la Morgue. D'un coup je ne voulais plus entrer. Je ne voulais plus voir. Je ne voulais plus savoir. Je voulais disparaître. J'entendais toujours ce curieux bruit. Et j'ouvris la porte.

Mon imagination ne m'avait pas préparé à ce que nous vîmes cette nuit là en poussant la porte de la Morgue. C'était une femme. Debout, elle nous fixait de son regard vide et morne. Elle était petite, trapue, et ses cheveux qui avaient du être bien coiffés avec une coupe stricte, avaient maintenant l'allure d'un nid d’oiseau. Ses vêtements, classiques, démodés, n'étaient plus que des loques moisies et déchirées. Au-delà de cette apparence sinistre, cette femme m’emplissait de terreur. Son sourire. Froid, mort, plaqué sur ses lèvres retroussées sur des gencives pourries, il dénudait aussi des dents féroces. C'était un sourire de façade, un sourire de tueur devant sa victime. Associé au regard vide, il en était encore plus terrible.
Je hurlais. Le Gueux hurla. Le silence feutré qui nous entourait de sa protection ouatée depuis que nous étions entrés dans l'école vola en éclats. La femme resta immobile, elle nous fixait. Alors que mes poumons semblaient sur le point d'éclater, et que mes cris commençaient à s’enrouer dans ma gorge, je vis que la femme tenait une baguette de bois dans sa main potelée et livide. Elle en tapotait sa paume ouverte. La menace implicite inscrite dans ce simple geste me hérissa les cheveux sur la tête. Je crus défaillir. Les hurlements du Gueux emplissaient mes oreilles et faisaient écho aux miens. Mes jambes ne voulaient plus me porter, et surtout elles refusaient de bouger alors que la seule pensée consciente qui résonnait dans ma tête était de m’enfuir au plus vite.
C'est alors qu’elle parla. Sa voix était caverneuse, mielleuse aussi, emplie d’une sournoiserie insidieuse, et surtout elle était plate, sans vie, atone.
- C'est à cette heure ci que vous arrivez en classe? Vous croyez que je n'ai que ça à faire bande de morveux? Vous ATTENDRE ?
Ses yeux roulaient dans ses orbites et une dent tomba sur le plastron de son chemisier taché. Une langue vipérine pourléchait ses lèvres ensanglantées.
- On se demande ce que vous étiez entrain de faire tous les deux, hein, on se le DEMANDE! Encore entrain de vous tripoter derrière les buissons du fond de la cour? C’est ça? Ca ne sert à rien de se tirer sur la nouille, messieurs, ça ne la fera pas grandir!
Je voyais le Gueux du coin de l’œil, qui se tenait à côté de moi et qui tremblait, ou plutôt devrais-je dire qu'il était secoué de violents tremblements qui manquaient de peu de le faire tomber. Sa bouche était grande ouverte sur un cri devenu muet. Ses yeux écarquillés d'horreur fixaient la harpie, comme hypnotisés. Elle le regardait aussi, et je vis dans son regard une lueur qui ne pouvait mentir : une envie de nous bouffer. Cette bonne femme avait envie de se mettre du gamin sous la dent, de croquer du môme, de dévorer du chiard.
- Allez les débiles, on remballe la marchandise et on vient s'asseoir à sa place, et QUE CA SAUTE! Vous n'irez jamais au collège bande de sous doués si vous continuez vos activités de petits sournois et si vous n'êtes pas FOUTUS d'être à l'heure en classe! Aucun respect, AUCUN! Et pire que tout, aucune intelligence! Allez on va s'ASSEOIR et TOUT DE SUITE!

Tétanisé, un vent glacial m'enlaça quand je vis le Gueux avancer un pied à l'intérieur de la Morgue. Je savais que c'était la mort assurée s'il entrait dans cette pièce dont l'odeur écœurante de craie humide et putréfiée me parvenait et me soulevait le cœur et l'estomac. S'il entrait, il se ferait déchiqueter par cette goule affamée qui prendrait un plaisir certain à lui gober les yeux et à lui dévorer la langue dans un baiser meurtrier. Je voulais le retenir, je ne voulais pas qu'il entre dans cette pièce maudite, je refusais de le voir mourir, car j'en étais sûr, cette chose qui nous appelait et nous ordonnait d’aller nous asseoir sur les chaises vermoulues, cette chose c'était le diable, l'enfer et tous ses démons réunis. C'était le Mal. Le Mal affamé. Avec des dents.
Je voulais le retenir mais je ne pouvais pas bouger. L'horreur me paralysait, mes jambes étaient prises comme dans un bloc de béton, je pouvais juste lui crier que non il ne fallait pas y aller. Ca ne fit que déchaîner encore plus la femme à la baguette, qui se mit à arpenter la Morgue d'un pas titubant et hargneux, en éructant des paroles qui devenaient de plus en plus incompréhensibles au fur et à mesure que ses dents se déchaussaient. Elle les semait derrière elle comme un petit Poucet de film d’horreur. Je la voyais déjà nous dévorer à coups de gencives tranchantes comme des rasoirs et mon estomac finit par réussir ce qu’il tentait désespérément de faire depuis que j'avais ouvert cette foutue porte : je vomis mon repas du soir sur mes chaussures.
- Vermine, ces mômes ne sont que de la putain de vermine, il faut les DRESSER. Il faut éradiquer le mal qui rampe en eux et les PURIFIER, sinon comment pourraient-ils entrer à Polytechnique ? Et je me tue à la tâche pour ces rampants et personne ne s'en rend compte, ils ne font rien qu'à médire sur mon compte!...Ordures... Obsédés en plus... Gluants... Rien ne me sera épargné... RIEN!
Sur ce dernier mot elle se retourna et vit que le Gueux avait mis un pied dans ce qu'elle pensait être sa salle de classe. Son sourire s'élargit sur ses gencives quasi nues.
- Viens mon petit, viens t'asseoir avec tes camarades, et donne-moi ton PUTAIN de carnet de liaison que j'écrive à tes parents pour leur dire à quel point tu es un être malfaisant et sournois et qu'ils mesurent toute l'étendue de ta NULLITE !
Je vis des larmes rouler sur les joues du Gueux et sa jambe bouger pour entrer entièrement dans la pièce. J'étais toujours incapable de le retenir car je ne pouvais faire le moindre mouvement. J'étais déjà entrain d'imaginer mon meilleur ami devenir la proie de ce démon, une vision éclair, terrifiante et mon cœur se déchirait en deux et ça faisait mal.
C'est à ce moment exact qu’il arriva, rapide comme un chat, et qu'il l’attrapa par le col avant de le tirer en arrière dans une odeur de vodka bon marché que je ne pouvais que reconnaître!
- Ferme cette porte borrrrrrrdel! Môme stupide, pas de cerrrrrvelle, c’est pas possible!
- Hein?
Le simple fait d'énoncer cette monosyllabe et ce fut comme si on avait enclenché à nouveau le mode « action ». Je me précipitais sur la porte et la refermais sur la face de la chose monstrueuse, dont les gencives claquèrent sur un dernier mot: FAINEANTS!
La clé tourna avec une aisance déconcertante dans la serrure et le silence se fit. On entendait seulement les sanglots du Gueux, écroulé aux pieds de Boris, revenu miraculeusement en avance de sa partie de poker.

Ce n'est que quelques instants plus tard, dans sa loge, assis à sa table devant des petits verres remplis de vodka pour lui et d’un infect ersatz de chocolat au lait pour nous, que Boris nous raconta l'effroyable histoire de Nadine.

La chose avait donc un nom. La chose avait aussi une réalité, elle n'était pas le fruit de mon imagination. Elle s'appelait donc Nadine et elle avait été maîtresse d'école, ici, dans cette école, une dizaine d'années auparavant. Elle était haïe par tous : les enfants, les enseignants, les parents, et Boris. Pourquoi? Parce qu'elle était mauvaise. Elle avait porté l’égoïsme, la méchanceté gratuite, la flemmardise, la couardise, la mesquinerie aux rangs d'arts appliqués. Cette femme faisait régner la terreur dans sa classe de CP, elle ne comptait plus les mômes qu'elle avait traumatisés sciemment, et avec elle on apprenait à lire, écrire et compter dans les larmes et dans la morve. Il était fréquent qu’elle attache un petit trop remuant à sa chaise à coups de gros scotch de déménageur, un autre trop bavard se voyait bâillonné avec le chiffon à craie, un autre encore qui ne savait pas sa leçon se retrouvait au coin, une pile de livre de lecture sur le sommet du crâne et gare à lui s’il en tombait un. Elle était la reine de la fessée déculottée, la championne de la phrase assassine, la virtuose de la punition injuste. En deux mots, c'était une belle salope.
Avec ses collègues, Nadine était odieuse, elle ne participait à rien, râlait sur tout, et plus que tout, n'en fichait pas une rame. Nadine avait la grippe le jour de la fête de l'école, et des crises d'urticaires paralysantes les soirs de conseils d’école. Quant aux parents, elle les regardait comme s'ils étaient les honteux géniteurs de monstres dégénérés et dangereux, ce qui fait qu'elle avait toujours pu se brosser pour obtenir un quelconque cadeau de fin d’année. Bref Nadine était une belle salope, Nadine était un monstre. Et Nadine haïssait Boris. Et Boris haïssait Nadine.
Nadine n'aimait pas les étrangers, Nadine n'aimait pas les hommes, Nadine n'aimait pas les sous-fifres, Nadine n'aimait pas l’odeur de la vodka ni celle du maquereau, et Boris avait l'incroyable malchance de réunir toutes ces tares impardonnables. Remarquez, n'aimant rien à part elle-même, il y avait fort à parier que Nadine haïssait beaucoup de gens, voire même la totalité de la planète. Mais Boris avait le petit truc en plus, celui qui faisait qu’elle le mettait en haut de sa liste noire: Boris ricanait sur son passage. Et ça, Nadine, ça la rendait positivement dingue. Folle de rage même.
Du coup elle faisait tout pour lui pourrir la vie au Boris. C'était un défilé incessant de gamins de CP dans sa loge avec des petits papiers illisibles sur lesquels étaient rédigées des requêtes improbables, ou encore des remarques perfides sur son alcoolisme et ses odeurs corporelles devant les autres enseignants ou les parents. Elle s'arrangeait pour lui donner un travail pénible et long à terminer, juste le vendredi soir pour le samedi matin. Ca ne pouvait pas attendre, le tableau de sa classe devait être repeint pour la réunion du lendemain avec les parents, une vitre était brisée et il fallait la changer, tout de suite, sinon elle serait obligée dès le lendemain d'avoir recours au vieux poêle à gaz pour chauffer la classe, justement celui qui était si utile à Boris pour faire cuire ses maquereaux. Et toujours avec sa petite voix mielleuse, pile à 16 heures 30 le vendredi soir, histoire de faire tomber à l'eau la partie de poker du concierge avec ses copains communistes, ces rouges que l'on aurait dû égorger à la frontière avec leurs grands couteaux de bolcheviques.
Mais Boris n'était pas né de la dernière pluie, Boris c'était un dur, il venait de Novossibirsk, la ville où si tu voulais pisser en pleine nature en hiver, tu risquais de te voir immobilisé par l'arc du jet d'urine entre ta bistouquette et le sol, la ville où les hommes buvait leur vodka en mâchant les débris du verre.
Il attendait son heure le Boris. Il était patient. Et le jour où il ne pût plus supporter la Nadine, Boris régla le problème. Définitivement.
Il fit courir le bruit qu’en rangeant la Morgue, il y avait retrouvé des cahiers de Nadine quand elle-même était en CP dans cette même école. Et tenez-vous bien, elle était nulle, c'était une élève exécrable qui cumulait les zéros et les pages arrachées, et que si on ne le croyait pas, il suffisait d'aller à la Morgue pour consulter ces édifiantes archives enfin réapparues au grand jour. Ca ne fit pas un pli, Nadine se précipita le soir même à la sortie des classes pour vérifier si son humiliation était réelle ou si c'était encore un mensonge de cette saleté de russe alcoolique et puant.
Il l'attendait, derrière le rideau de sa loge, il était en embuscade. Il la vit se saisir de la clé qui était encore à l'époque accrochée à un gros clou à côté de la porte, en hauteur. Il la vit tourner la clé dans la serrure et entrer, en laissant la clé sur la porte. L'école était silencieuse et déserte, un silence imposant régnait. Boris se glissa dans le couloir, et silencieux comme le loup des steppes qui crève de faim et qui ne veut pas rater sa proie, il avança à pas feutrés jusqu'à la porte de la Morgue. Il tourna la clé dans la serrure. Il mit la clé dans sa poche et il s'en fut. C'était le 30 juin et ses amis russes l'attendaient dans leur vieille Volvo pourrie pour aller faire un p'tit tour à Novossibirsk pendant les vacances d'’été.

Il va sans dire que deux mois en Sibérie virent revenir un Boris frais et dispos, abreuvé à la vodka nourricière de sa mère patrie, et que quand il ouvrit la Morgue après deux mois d'absence, ce qu'il y trouva n'était pas beau à voir et sentait bien plus mauvais que lui.
Sans famille, sans amis, personne ne s'était préoccupé de l'absence de Nadine pendant les deux mois d'été. Il fallut à Boris un petit couple d'heures pour enterrer ses restes sous le béton du sol de la Morgue. Et il ne lui fallut que quelques jours après la rentrée des classes, pour se rendre compte que le véritable Mal ne meurt jamais...

Personne ne s'inquiéta jamais pendant ces dix années de savoir où était passée cette vieille salope de Nadine, et Boris veillait à ce que personne n'entre dans la Morgue, là où elle régnait maintenant pour l'éternité. Sauf que Camille s'était bien trop approché de la porte et que quelque chose s'était passé, il ne pouvait dire quoi, mais Nadine avait réussi à atteindre le petit et à le terrifier jusqu’au plus profond de son âme.
Depuis Boris veillait, et ce soir là, le soir où nous avons ouvert la porte de la Morgue, le Gueux et moi, un sombre pressentiment l'avait fait revenir ventre à terre à l'école, avant qu'un nouvel accident n’arrive.

Nous promîmes le silence absolu, nous fîmes vœu de ne jamais parler, d'ailleurs qui nous aurait cru, et nous rentrâmes chez nous. Cette nuit là, je sus que j'étais devenu un homme en claquant la porte au nez du monstre, je sus que j'étais capable d'être le fils qui rendrait ma mère heureuse, sans pour autant avoir à massacrer mon père. Et jour après jour, attention après attention, effort après effort, je réussis à rendre le sourire à ma mère, pour que la Nadine en elle n'éclose jamais, et que le Boris en moi jamais ne prenne le pouvoir.

Fernande


Texte écrit en participation à un concours sans prétention mais fichtrement amusant, au sein d'une petite communauté bien sympathique du oueb (que je salue et bizoute). Certains mots, des expressions, étaient imposés, ainsi qu'un passage Harlequin. Dont acte.


Quand je pense à Fernande, j’ai le cœur qui se décroche et dans mes yeux comme une poussière qui s’accroche. Dans mon esprit un rythme saccadé se fait entendre. Zip. Floutch. Zip. Floutch…J’ai dix ans à nouveau, les poings au fond de mon fût en velours, celui que ma mère recoud patiemment après chacune de mes escapades. Je suis planté devant Monsieur Roger, le boucher du quartier, qui découpe le jambon. « Ce sera quatre tranches, c'est maman qui m’expédie, y'a ma p'tiote de sœur qui a la varicelle. »Le Roger il est gros, il a la face laide comme celle d’un chameau qui s’est mangé la dune, et ses doigts poilus qui soutiennent la cellophane me font yoyoter mon Nesquik trop vite avalé. Je détourne mon regard vers les cervelas exposés sur leur garniture d’un vert bucolique. Leur nom sonne à mes oreilles comme un plaisant et ironique rappel de l’absence de cortex chez le seigneur des lieux. Ouais, en plus le Roger il est bête. Et méchant. Mais je ne pouvais pas savoir à quel point. Pas encore.

Cela ne faisait qu’une petite semaine que la 4L des Lendormeau s’était garée devant la boucherie de la rue Sainte-Anne. Avec mes poteaux on séchait au soleil, après un concours du plongeon le plus con à la piscine municipale. C'est Bernard qui avait gagné, grâce à sa Double-Vrille-Vire-Calbute qui l'avait consacré Champion Cul A l’Air de la journée. C'est peu dire qu'on s'était bidonné, c'est peu dire qu’on avait été viré manu militari : « C'est pas l'école du cirque ici ! Bande de couillons, z'avez rien d'mieux à faire ? » On séchait donc, et le soleil d'août cognait dur sur nos calebasses. Nous étions sept ou huit, les Dératés du quartier de l’Oratoire, filles et garçons pareillement égratignés, poussiéreux et ravis, d’avoir tant voulu pressurer chaque minute de cette journée de vacances.
La 4L donc. D'un jaune improbable, elle a cahoté le long de la rue avant de mourir de chaud devant la boucherie. Cela semblait être sa destination, et nos regards étaient accrochés par l'impressionnant amas de valises, sacs et autres baluchons qui trônait sur une galerie bouffée par la rouille. Deux paires de skis, incongrues en plein été, émergeaient de la masse compacte de ce qui s'avérerait être la totalité des possessions de la famille.La famille... Un gros type, brun et rougeaud, d’une laideur à faire peur, sortit le premier, les poings sur les hanches qu’il avait larges comme celles d'une mama sicilienne, mais il y avait fort à parier qu’il ne savait pas faire les pâtes aux boulettes. Une petite femme blonde descendit côté passager. Plutôt coquette, plutôt jolie. A se demander. Paraît que l'amour est aveugle. Elle portait une blouse paysanne bouffante et une curieuse jupe bariolée.« C’est pas mardi-gras aujourd’hui » grommela Michel, affalé à côté de moi sur le perron de l’épicerie de son père, là où nous avions établi nos quartiers estivaux.
Avant que je puisse lui répondre, elle apparut. Je ne le savais pas encore mais elle s’appelait Fernande, car elle avait eu l’outrecuidance de naître munie d’un charmant abricot au lieu du gros robinet de rigueur chez le premier-né des Lendormeau. Dès que j’ai eu posé les yeux sur elle, je sus que chaque molécule de mon corps, vieux d'à peine dix printemps et guère plus d'hivers, venait de subir la plus improbable des transmutations. C'était l’appel des polarités, le choc des météorites dans le noir interstellaire, le Big Bang originel. Tout ça pour des mirettes azur, un je ne sais quoi de désinvolte et des boucles tournicotées de la plus charmante des façons. Je ne vis pas au prime abord la ligne pourpre qui zébrait l’une de ses joues. J’étais ailleurs.

Je la prends vigoureusement entre mes bras musclés et serre entre mes mains son petit visage audacieux, j'approche de ses lèvres pulpeuses ma bouche aux baisers empressés, le vent fait onduler ses cheveux et un parfum de mûre me submerge. Je sens son corps se tendre contre mon torse viril, je suis la flèche, elle est l'arc, et tandis que la lune juste levée baigne nos corps nus de sa lumière laiteuse, nos sens s’embrasent. Je l'allonge sur un lit de coussins chatoyants, je me noie dans le bleu des ses yeux, et le courant nous emporte, enlacés au fil de nos caresses expertes et de nos baisers langoureux. Elle est l'infirmière qui me relève du champ de bataille, sa coiffe blanche cachant sa cascade de boucles blondes ; dans mon lit d'hôpital de campagne je passe mes mains avides de désir sous sa blouse, les tirs de canons au loin rythmant nos ébats...

C’est le coup de coude de Michel au creux de mes côtes qui m’a tiré de ma rêverie. Fallait que j’arrête de piquer les bouquins que ma mère gardait planqués au fond du tiroir de sa table de nuit. Ca commençait à m’attaquer le cerveau.
- Qu’est-ce que tu fous, t’es planté là comme une carpe qui a vu un gros ver de farine. Oh, Nico, t’es avec nous ?
- Oui et non.
- Attends un peu, c’est pas la grelûche avec ses bouclettes qui te colle dans cet état là, hein mon frère ?
Je l'observais à nouveau, pendant que ses parents déchargeaient la voiture. A mieux y regarder, je vis qu'elle portait un drôle de sous pull au col curieusement agrandi, à croire qu'elle le faisait sécher avec un ballon de foot dans l’encolure. Je vis la crasse sous ses ongles comme si elle avait trafiqué le moteur de la 4L et s’était collée du cambouis partout. Je vis les bleus sur ses jambes. La ligne pourpre qui zigzaguait du haut de sa pommette jusque sous l’oreille. Au fond de mon estomac un papillon s'évada de sa cage. Ca sentait les embrouilles. Mais il était déjà trop tard. Comprendre c'est déjà contester.

Chez nous ce n'était pas la misère, ce n'était pas non plus Byzance. Nous avions une petite vie tranquille. Ca gueulait bien des fois dans les familles, une gifle partait à l'occasion, surtout quand on ramenait une note en dessous du niveau de la mer. Ou que nous avions fait une connerie éléphantesque, comme le jour où Seb l'Indien avait fait flamber la boîte aux lettres de notre maître de 8ème, en représailles pour les commentaires insultants fait à son intelligence. Seb était peut être bien un cancre qui se satisfaisait des joies de l'origami près du radiateur, mais il s'y connaissait en engins incendiaires. Et encore nous l'avions dissuadé de mettre le cochon d'Inde de la classe dans le bûcher. Il n'avait jamais pu saquer cette bestiole, on n'a jamais compris pourquoi. Pourtant il était sympa l'animal, il s'appelait Marx, je m’en souviens. Notre maître, féru de justice sociale, faisait trôner les œuvres du grand homme à côté du BLED sur son bureau. Mais je m’égare.

Notre tranquillité, notre paix de l'âme vola en éclat par cet après midi de juin quand la gamine à la ligne pourpre fit tomber un sac en l'emportant à l'intérieur de la boucherie. Son père se retourna, et sa grosse main vint aplatir littéralement le visage de sa fille, faisant claquer ses dents, jaillir le sang de son nez, et expédiant l'élue de mon cœur à un bon mètre. C'est limite si elle n’avait pas jailli de ses sandalettes sous la force du coup. Mes copains et moi avions tressailli comme un seul homme, tous soudés par cette vision d'une force et d’une injustice rares. La mère ne sembla pas réagir, elle continua à décharger la voiture sans un mot. Nous regardions cette fille qui pleurait en silence, le sang lui coulant sur la bouche et le menton, le regard planté dans le sol pour ne pas nous voir. Elle avait honte. D’un coup de tête Aude nous fit signe de nous lever et de la suivre. Nous partîmes vite fait, petite troupe pas fière, vers le bois non loin de là.

Nous en avons discuté pendant des heures ce jour là, jusqu'à ce que le soleil baisse lentement, à l'abri dans une clairière loin du sentier. Nous n'arrivions pas à y croire. Les remarques fusaient bon train, et moi je me taisais. Pendant une semaine encore, on en a parlé, et reparlé. Cette fille était devenue notre cause commune. Nous voulions la sauver, nous voulions l'aider, nous étions solidaires, comme nous l'avions toujours été. Solidaires l'année dernière quand le petit Julien se faisait moquer et brutaliser par les grands de dernière année, à qui nous avions fait manger la poussière dans une bataille mémorable. Solidaires encore quand Seb avait perdu sa mère dévorée par le crabe. Solidaires, toujours. Fernande en se faisant bigner méchamment sur notre territoire, et Dieu sait que la rue Sainte-Anne c'était chez nous, avait sans le savoir obtenu le statut de réfugiée politique.
Il nous fallut un émissaire pour l'approcher et lui parler, pour lui dire que nous étions là et que nous voulions l'aider. Un émissaire pour lui dévoiler le Plan. C'est Aude qui fut choisie. Grande gueule mais un esprit aussi acéré qu'un rasoir, elle pouvait être capable de la plus grande des douceurs comme des pires fourberies. Elle avait été à bonne école en traînant sur les banquettes en skaï mauve du bar de son père et en servant le thé aux réunions Tupperware de sa mère. C'était la personne idéale. C'était elle qui était entrain de discuter avec Fernande pendant que j'attendais que son boucher de père termine de couper mon jambon.
J'étais venu filer deux petits coups sur la fenêtre de sa chambre, comme convenu quand ma mère m'avait envoyé en courses. Elle avait filé dans la cour qui jouxtait la boucherie, là où nous avions repéré que Fernande passait la plus grande partie de ses journées. Moi j'étais chargé de retenir le paternel à la main lourde dans sa boutique. Juste avant d’entrer j'entendis Aude, qui avec son enthousiasme et son sens de l'absurde habituel, infligeait à Fernande l'une des entrées en matière farfelues dont elle avait le secret :
- C'est à toi ce petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?
Et Fernande de répondre, abasourdie (on ne devait pas souvent lui faire la conversation) :
- Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?
C'est là que je suis entré dans la boucherie, en me demandant si la fille de mes rêves avait des gênes de perroquet, le sourire aux lèvres, et le cœur battant la chamade.
Quand Monsieur Roger eut fini de me servir mon jambon, je pris mon air le plus abruti pour lui asséner :
- Je préfère le pâté .. enfin non, je veux dire... je crois me souvenir que maman veut du pâté. Je suis désolé, j'ai confondu.
Son drôle de regard ne cilla même pas, tandis qu'il mettait de côté les quatre tranches de jambon soigneusement enveloppées dans leur cellophane et qu'il se dirigeait vers les pâtés. Ce type me faisait froid dans le dos. Pour laisser à Aude le temps d'expliquer à Fernande notre plan, je continuais mon rôle de parfait crétin, et fis semblant pendant une bonne dizaine de minutes d'hésiter entre les différentes sortes de pâtés. Puis je payais et ressortis de là, les jambes tremblantes, mais pas peu fier d’avoir accompli ma mission.
Quelques minutes plus tard, Aude me rejoignit sur le perron de l'épicerie, à l'ombre du grand panneau publicitaire, où un bel Africain vantait les mérites d'un chocolat avec un sourire étincelant.
- Ouais, elle est pas super dégourdie ta chérie, c'est pas le genre à te raconter sa vie non plus d'ailleurs.
- C'est pas ma chérie, et vas-y raconte. Elle t'a dit quoi ?
- En gros, je te résume, son père la frappe tout le temps, il terrorise sa mère aussi, c'est pas la joie chez eux… La cicatrice sur sa joue, c'est quand il l'a jetée contre le comptoir de leur ancienne boucherie, parce qu'elle avait traîné à rentrer de l'école.
- Tu déconnes ?
- Non. Et pour notre plan, ça lui plaît beaucoup, mais c'est évident qu'elle a la trouille. T'aurais du voir ses yeux de lapin pris dans les phares de la voiture quand je lui en ai parlé.
- Oui je m'en doute, mais est-ce qu'elle est d’accord ?
- Oui, mais j'ai peur qu'elle ne vienne pas, qu'elle se dégonfle au dernier moment. Remarque, je la comprends.
- Ouais, moi aussi, mais je trouve que c'est important qu'elle sache qu'on est là, qu’on la soutient, qu'elle n'est pas toute seule. J'espère vraiment qu'elle va venir.
- Je lui ai tout expliqué, toutes les étapes, elle n'a plus qu'à suivre les consignes. La balle est dans son camp.
- Franchement, faut que ça marche, ça va marcher, y'a pas de raison.
A chaque période de vacances, nous organisions une sorte de fête, un truc secret, la nuit, dans les bois. Quand j'y repense, nous étions vraiment une bande de sacrés lascars, indiens de pacotille certes, mais chtarbés de première, pour sûr. Le but ultime du Plan était de permettre à Fernande d'échapper à la vigilance de son paternel à la main leste, pour qu'elle puisse participer à notre « boum nocturne », que nous puissions la rencontrer, elle, la petite recluse de la boucherie et de la cour attenante. Le but caché du Plan, était que je puisse, moi, Nicolas, couillon sentimental dopé à l'Harlequin, passer quelques instants privilégiés avec l'élue de mon cœur.

Tout était prêt. Le lieu, une veille baraque abandonnée, réputée hantée, mais qui ne nous faisait carrément pas flipper du tout, bien au contraire. La date, le deuxième samedi d’août. L'heure, minuit, l'heure du crime, il n'y a que ça de vrai dans la flibuste mon gars. Les filles avaient prévu les décorations, qui pour l'instant se planquaient encore sous des lits de petites filles sages... Les gars avaient prévu la boustifaille, stockée dans l'arrière boutique de l'épicerie des parents de Michel. Si ma mémoire est bonne, nous avions réussi aussi à nous dégoter une vieille glacière, pour pouvoir transporter la limonade fraîche sur les lieux de nos agapes clandestines.
Deux jours avant le jour J, Seb est allé faire un petit tour dans l'armoire à pharmacie de sa salle de bain. Il y a dérobé un certain nombre de gros cachets blancs, de ceux que son père prend pour dormir depuis que sa femme est partie pour l’autre pays. Seb nous avait dit qu'il y avait peu de risques que son père s'en rende compte, c'était comme si lui aussi était parti, ou plutôt comme s'il était en partance, en attente dans la salle du Grand Départ. La veille, Aude s'est repointée dans la petite cour, après avoir vérifié que Fernande y était seule. Elle lui a refilé les cachets, emballés dans un mouchoir en papier. Fernande les a pris, sans un mot, et les a glissés dans la poche de sa jupe.

Tout semblait se dérouler à merveille, la machine était en place, il n'y avait plus qu'à attendre. Il était prévu que Fernande écrase les cachets et les mélange au plat familial avant de s’éclipser dans sa chambre en prétextant un mal de ventre. Dans nos esprits, tout ne pouvait que se dérouler sans accroc. Nous en avions parlé pendant des heures, et c'était pour nous un plan sublime, le Plan de tous les plans.
Le grand soir, j'avais pris un bain d’une heure, j'étais passé rapidement à la maison dans les bois pour vérifier que tout était prêt, et j'avais même chipé un peu d'eau de Cologne à mon grand frère. Je voulais que tout soit parfait, à l'image de l'amour immense que j'éprouvais. Faire le mur pour nous autres, c'était rien, peau de zob ou presque, nous le faisions souvent, et nos parents respectifs, naïfs ou confiants, ne nous avaient jamais causé le moindre souci. On se doutait bien qu'avec le père dont elle se trouvait affublée, Fernande n'aurait pas les mêmes facilités. C'est pourquoi nous avions pris une assurance tranquillité sous la forme des cachets de somnifère. Il fallait que ses parents dorment du sommeil du juste jusqu'au lendemain matin. Pour elle, c'était la seule solution pour oser s’échapper le temps d’une nuit.

A 23.45 pile, comme convenu, je l'attendais à l'entrée de la petite cour, caché dans l’ombre. Elle était à l'heure elle aussi, je la vis se faufiler discrètement par la porte de derrière, et marcher telle une souris vers le morceau de gruyère oublié sur la table de la cuisine. Les somnifères c'était vraiment une idée de maître, ça lui évitait de faire de la varappe en pleine nuit sur la façade. Ca lui évitait aussi de se faire attraper et massacrer en rentrant. Elle me chuchota qu'elle avait broyé les cachets la nuit précédente et qu'elle les avait mélangés à la viande des lasagnes que préparait sa mère. Son imitation du mal de ventre avait été grandiose et elle n'avait pas goûté ne serait ce qu'une bouchée des lasagnes sauce roupillon. Elle avait entendu ses parents monter se coucher une heure plus tard, et la table de la salle à manger était débarrassée. Tout se déroulant comme prévu, elle était descendue me rejoindre.
J'étais comme sur un nuage. Se faufiler dans la ville silencieuse et noire, éclairée par endroits par la lumière brillante des rares réverbères, les parfums des fleurs gorgées du soleil de la journée, l'air frais sur nos visages, les bribes de conversations entendues derrière les volets clos, tout était là pour faire de cette nuit une aventure extraordinaire, nous rappeler que nous étions incroyablement vivants, que nous avions dix ans et que la vie, telle un tapis de neige immaculée, attendait que nous y laissions nos traces. Fernande semblait transformée, son petit visage irradiait d'une joie que jamais je n’oublierais, elle était libérée, elle était comme illuminée de l'intérieur par une flamme que nous avions cru éteinte mais qui couvait seulement sous la cendre.
Je la trouvais magnifique, et être près d'elle cette nuit là, c'était comme tenir entre ses mains, pour un instant seulement, un trésor toujours désiré et jamais obtenu, avant qu'il ne disparaisse pour toujours. A la fois un bonheur immense et une tristesse incommensurable, de savoir que cet instant était entre parenthèses, à peine plus vivace qu'une étoile entrain de mourir mais dont la lumière nous émerveille encore.
Au bout d'un quart d'heure de marche quasi silencieuse nous arrivâmes enfin à la maison dans les bois. Elle était illuminée par des dizaines de bougies que Michel avait récupérées dans un vieux carton à la cave.
- Ca brille ! s'enthousiasma Fernande. Et toujours la petite flamme dansait derrière ses yeux et me rendait pleinement heureux. Cette nuit allait être fabuleuse. Cette nuit allait être magique. Et elle le fut. Nous avons dansé, nous avons mangé, nous avons rigolé à nous faire péter les artères, nous nous sommes réunis autour d’un grand feu et nous nous sommes raconté des histoires horribles comme à notre habitude. Je me souviens que celle qui me terrifiait le plus était celle de la Dame Blanche. Aude la racontait à chaque fois. Elle y ajoutait des détails plus affreux et terrifiants à chacune de nos soirées. L'imagination de cette fille était sans limite, et elle faisait d'un simple mythe urbain un conte horrifique à ne plus oser s'endormir. Fernande ne cessait de se répéter, à mi-voix : « Non, je ne suis pas folle ! » comme pour se convaincre de la réalité de ces instants volés. Elle n’en était que plus émouvante à mes yeux. Au bout de quelques heures j'osais prendre sa main dans la mienne, et, incroyable mais vrai, elle ne la retira point. Elle ne me regarda pas, et continue à fixer les flammes, mais sur ses lèvres flottait un sourire étrange qui me serra le cœur.
La sagesse populaire nous apprend que même les meilleures choses ont une fin. Elle n’a pas tort. Il nous fallut rentrer, et la petite troupe s'éparpilla à la sortie du bois. Je raccompagnais Fernande chez elle, nos mains toujours jointes, nos doits enlacés, le même sourire étrange flottant sur ses lèvres, et le même air béat s’étalant sur les miennes. A l'entrée de la petite cour, elle se tourna vers moi, et comme si mes rêves devenaient réalité, je vis son visage se tendre vers moi, les yeux clos, et sur ses lèvres presque entrouvertes, le sourire étrange avait disparu, remplacé par une moue adorable. Je fis ce qu'elle attendait de moi et ce dont je rêvais depuis ce jour où elle était sortie de la voiture de son abruti de père, belle à en mourir, belle comme aucune autre. Je l'embrassais, nos lèvres se touchèrent dans le plus chaste des baisers et je sentis en moi s'ouvrir un abîme qui jamais ne se refermerait, à moins qu'elle ne vienne le combler de sa présence.
Elle tourna les talons, et ses boucles tressautant sur son dos, elle se dirigea d'un pas vif vers la porte au fond de la cour. Doucement elle l'ouvrit et elle disparut à l'intérieur, happée par son quotidien de douleurs et de peurs. Je restais planté là, le cœur malade, quand je vis la lumière s'allumer et des cris exploser comme des bombes sonores d'une très grande intensité. Un grand cri se détacha de la mêlée, puis plus rien. Un silence de mort s'abattit sur la cour. J'avais eu le temps de reconnaître la voix de mon aimée dans ce cri déchirant qui me retournait les entrailles. Je ne savais pas ce que je faisais, seulement que je courais et que j'ouvrais cette porte, sourd à toute raison et à toute prudence.
Je me figeais sur le seuil. La scène qui s'offrait à moi tel un tableau obscène est restée dans mon esprit, comme inscrite au fer rouge dans ma mémoire, depuis cette nuit là, et je sais que le jour de mon Grand Départ je la verrais encore, et que mon âme saignera comme elle a saigné cet été là et tous ceux qui ont suivi depuis. Au pied de la cheminée 18ème, gisait le corps de Fernande, sa jupe étalée autour d'elle comme la corolle d'une fleur, ses jambes nues très blanches dans la lumière du plafonnier. On voyait un petit bout de sa culotte, et cette vision me coupa le souffle, je voulais courir et rabattre la jupe, mais mes jambes refusaient de se mouvoir. Je venais d'apercevoir la tête de la fille avec qui j'avais échangé le premier des baisers, le plus doux des baisers, et l'angle étrange qu'elle faisait avec son cou, une perpendiculaire immonde qui me donnait envie de m’arracher les yeux de leurs orbites, de m'rracher ce cœur qui bondissait dans ma poitrine. Je ne vis qu'ensuite le couple silencieux, se tenant de part et d'autre de la cheminée comme ces paysans du tableau de Millet, priant à la tombée du jour.

Sans un mot, je ressortis dans la cour. Je ne suis même pas sûr qu'ils m'aient vu. Ma vie venait de s'arrêter, fauchée une belle nuit d'été par la grosse main poilue d'un homme sans cœur et sans cervelle. Dehors, il n'avait jamais fait aussi froid.
Il y eut une enquête, mais c'est par les commérages que nous apprîmes ce qui s'était réellement passé cette nuit là. Les lasagnes étaient dans le frigidaire, intactes. Les Lendormeau n'avaient pas pris leur dîner, trop occupés à se disputer pour des histoires d’argent. Ils étaient montés dans leur chambre sans toucher au plat que Madame Lendormeau avait rangé pour le manger le lendemain. Et là ils étaient entrain sans aucun doute de fabriquer le petit mâle tant attendu par Monsieur, quand Fernande était descendue me rejoindre. Occupés à leur tâche, ils n'avaient rien entendu, ni les pas de souris dans l'escalier, ni la porte du bas qui s'ouvrait puis se refermait. Plus tard dans la soirée la mère était allée dans la chambre de Fernande, pour vérifier qu'elle allait bien. Voyant le lit vide, elle avait prévenu son mari qui, patiemment, avait attendu le retour de la petite traînée, dans le noir de la salle à manger. Un coup plus violent encore que d'habitude, et la nuque de Fernande était allée se briser sur l'angle aigu du manteau de la cheminée.

Quand je pense à Fernande, je meurs chaque jour un peu plus.
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