15.12.04

La Morgue

Texte écrit également en participation à une seconde mouture du concours sans prétention mais fichtrement amusant.
Certains mots, des expressions, étaient imposés, et l'on devait choisir 2 personnages et 2 lieux dans une liste de 4 possiblités. La phrase d'introduction était aussi imposée. Dont acte.



Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Depuis que ma mère et moi avions déménagé à Paris, elle tenait à reprendre ma vie en main et elle m'imposait des tas de règles. Il était de mon intérêt de les respecter scrupuleusement. Sinon ça allait chauffer pour mon matricule, comme elle aimait à le répéter, entre deux bouffées de sa clope malodorante, sa touffe de cheveux roux hérissée sur le sommet de son crâne. Cette vision le matin au petit déjeuner était un vrai bonheur. Cela offrait un contraste saisissant avec la couleur beurre frais des murs fraîchement repeints, la table joliment mise, le bouquet de fleurs fraîches, les milk-shakes diététiques qu'elle me préparait avec toutes sortes d'ingrédients immondes : elle avait aussi décidé qu'il fallait que je m'épaississe, que je devienne un dur. Maintenant j'étais le seul homme de la maison.
Mon père était parti avec notre bonne, une blonde décolorée aux gros doigts boudinés, aux pare-chocs impressionnants, une véritable caricature. Pour ma mère, ce fut le début d'une longue période de remise en question. Ca s'exprimait bizarrement, tout devait être parfait autour d'elle, mais elle, elle se laissait aller. Cette déliquescence au milieu de ce havre de calme, luxe et volupté me laissait perplexe. Du haut de mes 10 ans, je ne comprenais pas ma mère. Mais je l'aimais, et j'acceptais.

Donc je me couchais de bonne heure, je buvais d'infâmes mixtures vert amande le matin en espérant, moi aussi, me voir pousser les muscles qui m'auraient permis de flanquer à mon abruti de père la raclée mémorable qu'il méritait pour nous avoir abandonnés. Je me voyais lui exploser le foie, la rate, et son cœur de pierre, lui faire bouffer son râtelier à ce vieux beau qui avait jeté ma maman pour une pétasse au vernis à ongles rose pétard. Je faisais sérieusement mes devoirs, rentrais à l'heure et sans traîner de l'école, portais des jeans avec le pli devant, le rouge aux joues, mais tout était bon pour satisfaire maman. Je ne voulais plus l'entendre pleurer à gros sanglots déchirants le soir dans son lit. Si j'avais pu raccrocher un sourire à ce visage, je serais devenu le plus heureux des fils.
Je la voyais partir chaque matin pour son boulot à la droguerie du quartier, ses vêtements impeccables, repassés de frais, sa chevelure soigneusement coiffée, la raie au milieu. Ses talons claquaient sur notre vieux perron que mon père avait toujours promis de jointoyer correctement et qui depuis son départ s'effritait chaque jour un peu plus... Personne n'aurait pu deviner que cette jolie femme soignée qui souriait aimablement aux clients, qui avait un mot gentil pour chacun, rentrait chez elle le soir, enfilait ses vieilles tongs pourries rafistolées avec du chatterton, mettait de l'eau à chauffer pour se faire un grog copieusement arrosé de rhum, avant de s'affaler sur le pouf du salon et de feuilleter vaguement le programme télé. En moins de temps qu'il n'en faut à l'eau pour bouillir, elle ne ressemblait plus à rien, elle était transformée en vieille mégère acariâtre. Exit la jolie dame au charmant sourire. Bonjour Cruella version rouquine. Il était loin le temps où quand je rentrais de l'école, j'étais accueilli par la chaude odeur d’une tourte cuisant lentement dans le four, promesse de délices futurs, et par les notes limpides de Bach ou de Verdi... Depuis le départ de mon enflure de père c'était devenu l’odeur de la cigarette froide et la voix de l'autre abruti : « C'est votre dernier mot? »
On ne se demandera pas trop longtemps pour quoi c'est à cette époque que j'ai commencé à développer une imagination galopante, et à lire à outrance des romans toujours plus gros, dont on mettait des jours voire même des semaines à sortir…

Pourtant, un jour, ma vie bascula, et faire sourire ma mère devint anecdotique. Ca a du se passer vers le milieu de l'année scolaire. J'étais arrivé deux mois après la rentrée dans cette école. Une vieille bâtisse, du début du siècle sans doute, à plusieurs étages, en meulière, avec des escaliers en bois et des rampes branlantes, des recoins sombres et des traces de craie incrustées dans le vieux parquet gauchi par les ans et les courses effrénées de milliers d'écoliers.
C'était une grande école, d'une bonne douzaine de classes et au début je me perdais souvent dans les couloirs, je craignais plus que tout que l'on m'envoie porter un papier au bureau du directeur. Ou pire encore : au concierge, un vieux Russe exilé. Il nous saoulait avec Novossibirsk, là où la vie était dure et où on ne pétait pas dans la soie comme ici, où les enfants étaient respectueux des adultes et se pelaient les roubignolles par moins trente en plein hiver sibérien. Ce type était effrayant. Ce qu'il nous racontait quand il parvenait à nous coincer pouvait être marrant, surtout avec son accent et sa façon de rouler des yeux, mais franchement, quand il me parlait, j'avais la pétoche, un truc qui me prenait aux tripes et qui ne me lâchait plus.
Ce n'est que plus tard que je compris que ce qui m'avait toujours glacé le sang chez cet homme, ce n'était pas tant ses histoires horribles de mômes bouffés par les loups et retrouvés en pièces détachées par des babouchkas éplorées, ni même son haleine d'oignon coupée à l'eau de Cologne qu'il buvait pour se réchauffer, à la russe, mais bien que sa loge jouxtait la Morgue.
La Morgue. Quand je suis arrivé dans cette école, je n'avais aucune idée de ce dont il s'agissait, je crois que je ne connaissais même pas le mot. La première fois que j'en ai entendu parler, c'était deux gars de l’autre classe de CM2 qui discutaient sous le préau.
- J'te jure, ca venait de la Morgue !
- Et mon cul c’est du poulet?
- Putain tu veux pas me croire, c'est ton problème, moi j't'le dis comme je l'ai vu.

Là ils m'avaient repéré avec ma mine chafouine derrière mon poteau et ils s'étaient tus, avant de disparaître dans l'école. Ca ne m'avait pas turlupiné plus que ça. Encore du jargon d'école, un code auquel je n'avais pas accès parce que je venais de débarquer. Je me renseignais auprès de mon seul copain, le Gueux comme les autres l'appelait car il se traînait à l'école dans de vieilles loques crasseuses. La crasse c'était limite sa philosophie de la vie à ce gars. Pourtant ses parents, qui étaient médecins tous deux, avaient les moyens de le vêtir décemment. Renseignements pris donc, j'appris que la Morgue était la pièce qui jouxtait la loge du concierge, une sorte de réserve de matériels pour les enseignants, mais abandonnée depuis des lustres. Pas de fenêtres, la porte jamais ouverte ou si rarement, avaient fait de cet endroit un lieu mort, à l'odeur de renfermé tenace et à la pénombre étouffante. C'est dans cette pièce que les objets scolaires en fin de vie venaient attendre une mort qui n'arrivait jamais. Enfin c'est ce qu'on en disait, Le Gueux par exemple n'y était jamais entré, il ne me rapportait que des « on dit ».

Je ne sais pas qui avait baptisé cette réserve de ce nom morbide, mais c'était parfait. Ayant appris l'existence de ce lieu, et son emplacement, j'aurais bien voulu y jeter un œil : ça avait l'air super mystérieux cette affaire, même si je me doutais bien que je n'y trouverais que des vieux pupitres recouverts d'inscriptions toutes plus inintéressantes les unes que les autres, des cartes qui n'avaient plus cours, des vieux livres de lecture aux textes dépassés. Je me sentais une âme d'archéologue de l'Éducation Nationale peut-être, ou alors je fantasmais en secret sur un éventuel cadavre de môme de CM2 trop nul en maths et zigouillé par sa maîtresse folle de rage, voire même des résultats d'expériences secrètes gouvernementales entreprises par de faux profs sur le cerveau des pré ados. Sans le savoir encore j'étais bien loin de l’atroce vérité. Et si près à la fois.

Je me souviens avec exactitude du moment précis où mon obsession pour la Morgue est née. Au début je voulais juste réussir à m'introduire dans la pièce. Je m'étais vite rendu compte que seul Boris, le concierge russe alcoolique, en avait la clé, et qu'entrer dans son antre était aussi risqué et improbable que de tenter de s'évader du goulag. Sa loge était impénétrable, une véritable place forte, qui puait l'alcool et ces drôles de petits cigares qu'il gardait collés au coin des lèvres en permanence. Et je ne parle pas de l'odeur rance de la sueur, celle des maquereaux en boîte aussi, mêlées à un autre effluve que je n'arrivais pas à définir. Une odeur de mort peut-être?
Je tentais bien de temps en temps, à la dérobée, de regarder par le trou de la serrure de la porte de la Morgue, mais rien, il y faisait aussi noir que dans le cul d'une poule.

Tout a commencé avec Camille. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, c'était au retour des vacances de février, l'air était froid et le vent cinglait nos visages glacés dans la cour. Au retour dans nos classes à la fin de la récréation, enfin au chaud, le bout des doigts nous brûlait et nous étions pris de somnolence, nous avions entendu dans les couloirs une sorte de branle bas de combat. Au début c'était juste une rumeur lointaine, des voix qui parlaient un peu fort, puis ça c'est mis à enfler, comme la houle, et une vague a déferlé entre les murs, avec une force rare, ça criait franchement maintenant, des portes claquaient, ça se rapprochait de notre classe. « Camille, Camiiiiiille ! » ça disait, « Mais il est où ce môme ? Ce n'est pas possible de disparaître comme ça! » et c'était la voix de notre directeur, un gros type au physique pas très avenant mais plutôt sympa, « il faut prévenir ses parents!», là c'était la voix pinailleuse, affolée et plaintive de Mlle Lornot, l'institutrice de Camille, qui faisait le CP depuis des années et dont tous les gamins connaissaient les chevilles boudinées dans des mi-bas noirs, pour avoir eu tout loisir de les admirer quand elle les mettait sous son bureau pour les punir. « Ils habitent où ses parents ? », « Rue Eugène-Varlin » Et ça se rapprochait encore, notre maître avait interrompu la leçon et s'était levé, il allait vers la porte. Toute la classe semblait figée, l'oreille aux aguets. La porte a fini par s'ouvrir, nous étions la dernière classe au bout du couloir, au dernier étage, ils avaient bien fait les choses et avaient progressé méthodiquement depuis les classes de CP jusqu'à celles des CM2. Le directeur s'adressa à voix basse à notre maître mais le silence de mort qui régnait dans la classe nous permit de tout entendre.
- Est-ce que vous avez vu Camille ?
- Camille comment ?
- Camille Martin.
- C'est une fille ou un garçon ?
- C'est un garçon !
- Non, je ne l'ai pas vu. Je ne le connais pas d'ailleurs.
- Ce n'est pas possible d'être aussi stupide, grommela le directeur.
- Plait-il ? balbutia notre maître, ses grands yeux exprimant toute l’incompréhension du monde.
Le directeur avait les yeux qui lui sortaient de la tête et il jetait à notre maître, qui n'avait pas inventé la poudre certes, mais qui était bien gentil et racontait admirablement les batailles de la Guerre de Cent ans, un regard meurtrier. Il ressortit de la classe en coup de vent, et claqua la porte.
Le maître eut le plus grand mal à poursuivre sa leçon : nous bavardions avec insistance, cherchant à savoir ce qui pouvait bien se passer. Je me souvenais vaguement de Camille, et ce n'était que pur hasard. Je l'avais croisé à la droguerie où travaillait ma mère : son père était venu acheter de la teinture. C'était un petit gamin blond, avec des lunettes, un peu timide. Un môme comme tant d’autres, un môme sympa.

On l'a retrouvé devant la Morgue. Il ne parlait plus, ses yeux étaient vides. Sa maîtresse l'avait envoyé porter un mot au concierge. Il n'était jamais arrivé. Il était assis recroquevillé dans un recoin à côté de la porte, muet, comme tétanisé. Personne ne savait ce qui s'était passé. Ses parents sont venus le chercher, ils avaient la mine défaite de voir leur petit garçon prostré de cette façon, son regard fixe et ses lèvres closes.
L'école mit un certain temps à se remettre du choc.
Curieusement, personne ne chercha de réponses du côté de la Morgue. A croire que personne à part moi ne sentait les vibrations néfastes qui émanaient de cet endroit. Camille entra à l’hôpital, il fallait le nourrir avec des tuyaux, il était catatonique. Et moi j'étais aux aguets, tous mes sens en éveil, je sentais quelque chose qui vibrait tout autour de moi dès que je passais le portail de la cour de l’école. Je crois que je l'avais senti depuis mon arrivée, mais que ce qui était arrivé à Camille, quoi que ce fût, m'avait réellement éveillé à l'étrangeté et la bizarrerie qui émanaient de cette école. Et l'épicentre des vibrations, c'était la Morgue. J'en étais persuadé. Dès lors les choses prirent une autre tournure.

Je me mis à tournicoter autour de la Morgue et de la loge du concierge. J'aurais donné vraiment beaucoup pour entrer dans cette pièce. Ma volonté était devenue inébranlable. Je devais entrer. Je devais voir. Je devais savoir. Je ne savais pas pourquoi j'étais persuadé que ce qui était arrivé au gamin trouvait sa source dans cette pièce, mais je refusais d'en démordre. C'était là, en moi, dans mes boyaux qui se tordaient quand je passais devant la porte close, dans les papillons qui se mettaient à tournoyer énergiquement dans mon estomac, dans la sueur glacée qui me coulait le long de l’échine. J'en parlais avec le Gueux, nous passions nos récréations à échafauder des théories fumeuses, notre discussion empruntant sans peine aucune les rails de l'imagination la plus farfelue et la plus tordue. Il fallait entrer. Il fallait savoir. Nous étions morts de trouille, enfin moi surtout, lui il ne croyait qu’à demi à mon « pressentiment », mais nous devions entrer. Passer la porte était devenu notre quête.
Peut être qu'ainsi j'espérais comprendre et sauver Camille, toujours allongé sur son lit d'hôpital, ses petites mains gracieusement disposées sur ses cuisses immobiles, son regard au plafond et son esprit en maraude. Je n'y avais jamais mis les pieds, mais je savais qu'il en était ainsi. J'entendais dans ma tête les pas de ses parents dans les couloirs vides, j'entendais son père demander pendant que sa femme s’agrippait à son bras pour ne pas défaillir : « C'est grave docteur ? » et je voyais la mine compatissante du médecin qui annonçait que l'on ne pouvait se prononcer et que seul le temps apporterait la réponse. Je me voyais comme un preux chevalier sur son blanc destrier, et il ne me suffisait plus de ma mère éplorée à sauver, il fallait que je ramène Camille parmi nous.

Je voulais entrer dans la Morgue, et rapidement, il nous apparût que la seule solution était de le faire de nuit. Boris vivait à l’école, et de jour il quittait rarement sa loge, si ce n'est pour accomplir quelques menus travaux dans les classes et c'était impossible de le savoir à l'avance. Par contre nous avions remarqué que cet ours mal léché prenait quand même la peine de garder un minimum de vie sociale loin de sa Sibérie chérie, en participant à une partie de cartes avec d'autres immigrés russes le vendredi soir. Nous tenions là notre créneau horaire, il fallait l'exploiter, et pour cela vaincre notre frousse de revenir à l'école la nuit. Ce qui n'était pas une mince affaire : cette école était déjà sinistre le jour, je n'osais imaginer ce que serait que d'en parcourir les couloirs la nuit tombée, d'approcher la porte de la Morgue et de tenter de l'ouvrir. Surtout que depuis l'accident de Camille, à chaque fois que je passais devant cette maudite porte, mon estomac tentait de rendre mon déjeuner et mon cœur essayait de s'évader de ma cage thoracique. Je m'étais alors persuadé que régnait en ce lieu, derrière ce simple morceau de bois muni d'une serrure, une présence maléfique, un monstre hybride, une goule affamée ou encore un résidu extra terrestre nocif. Une chose horrible qui avait fait du mal à Camille.
Pourtant nous devions le faire. Je devais le faire. Après tout j'étais devenu un homme au départ de mon père, ou presque, ma mère y travaillait assez dur avec ses milk-shake parfum merlan-algues ou œuf-papaye (je me moque certes, mais ce n'est pas vous qui deviez les ingurgiter ces mixtures infâmes), et je devais agir en tant que tel. Ainsi, un vendredi soir de janvier, je m'échappais de chez moi, et je n'eus pas besoin de passer par le balcon de ma chambre, je descendis simplement l’escalier et passait la porte d'entrée, car ma mère ronflait et cuvait son grog. Je retrouvais le Gueux devant les portes closes de l'école. Il s'était vêtu de loques noires du plus bel effet et j'eus du mal à retenir mon fou rire. Son accoutrement eut au moins l'avantage de détendre agréablement l'atmosphère. Ne me demandez pas comment, mais il était aussi équipé d'une sorte de passe partout, accroché à sa ceinture, à côté d'un couteau suisse et d'une grosse lime. Ne me demandez pas non plus ce qu'il comptait limer, cela faisait un bon bail que je ne cherchais plus à comprendre le Gueux.Je me contentais de l'avoir pour ami, et c'était déjà merveilleux, hilarant souvent, grotesque parfois, décalé toujours.

Au bout de dix minutes qu'il s'escrimait sur cette fichue serrure, nous étions encore à la rue et le froid s'insinuait sans vergogne jusqu'au plus profond de mes os. Je commençais à m'énerver.
- Bon sang tu l'ouvres ce truc, y'en a marre, je crève de froid là!
- Attends, je comprends pas, j'utilise le passe et rien ne se passe…
- Ah je suis mort de rire, c'est super hilarant, je rigolerais bien un bon coup, si mes mâchoires n'étaient pas entrain de rester collées par le gel bon sang de bonsoir!
- Je t'assure, je pige rien à cette serrure, le passe entre, ça semble fonctionner, et la porte ne s'ouvre pas. Et cette saleté de poignée, ça m'énerve. Ca ne s'ouvre pas, et pourtant, elle tourne!
- Hein? Pousse-toi, je vais essayer.

Et bien évidemment, ça s'ouvrit, c'était encore une sombre histoire de « je pousse au lieu de je tire »… Nous entrâmes, et le silence qui régnait dans le hall d’entrée nous enveloppa. Nous avions pris soin de nous munir de lampes torches, et c'est sous cette faible lumière que nous avançâmes dans la pénombre du couloir qui menait à la loge de Boris et à la Morgue.
Nous restions silencieux tous les deux, je pense que ni l'un ni l'autre n'avions envie de briser ce silence, car même s'il nous oppressait, il avait quelque chose de sacré. Plus j'avançais dans ce couloir, et plus mon cœur battait follement, il s'emballait, il courait comme pour s’échapper de moi, et dans ma tête des pensées folles éclataient comme des bulles à la surface. Nous allions enfin pénétrer dans la Morgue et voir ce qu’elle recelait en son sein. J'en avais une folle envie et en même temps je ne sais ce qui me retenait de prendre mes jambes à mon cou et d'aller me réfugier, vite, vite, sous ma couette. Peut être la sinistre perspective d'entendre ma mère pleurer à chaudes larmes, une fois de plus, et gémir de façon lamentable dans son oreiller.
La porte de la loge de Boris était close, mais elle ne le resta pas longtemps, le Gueux avait sa fierté. Nous attrapâmes vite fait la clé de la Morgue, et la tenir dans mes mains était un aboutissement, une réelle jouissance. Un frisson de satisfaction me parcourut de la tête aux pieds, rapidement suivi par une vague de terreur. J'avais tellement attendu ce moment, je voulais absolument savoir, et donc je ne me défilais pas.
Nous sortîmes de la loge, et nous étions déjà là, devant cette porte close qui avait tant alimenté notre imagination. Enfin, surtout la mienne. Je m’approchais. La clé tremblait dans ma main, si fort que je doutais de pouvoir la faire entrer dans la serrure. Et si j'y arrivais, aurais-je le courage de la faire tourner, puis l'inconscience d'ouvrir cette porte? Soudainement les vieux livres de lecture et les pupitres délabrés perdaient toute réalité dans mon esprit aux abois, et la vision de cadavres empilés, de monstres sanguinaires, devenait plus claire, plus précise, cruellement limpide.
Pourtant je mis la clé dans la serrure et je tournais. C'était tellement facile. Mon cœur était arrêté, et je ne respirais plus. Dans le silence absolu j'entendis un battement. Un rythme. Comme un tapotement. Ce ne pouvait être mon cœur. Ca venait de l'intérieur de la Morgue. D'un coup je ne voulais plus entrer. Je ne voulais plus voir. Je ne voulais plus savoir. Je voulais disparaître. J'entendais toujours ce curieux bruit. Et j'ouvris la porte.

Mon imagination ne m'avait pas préparé à ce que nous vîmes cette nuit là en poussant la porte de la Morgue. C'était une femme. Debout, elle nous fixait de son regard vide et morne. Elle était petite, trapue, et ses cheveux qui avaient du être bien coiffés avec une coupe stricte, avaient maintenant l'allure d'un nid d’oiseau. Ses vêtements, classiques, démodés, n'étaient plus que des loques moisies et déchirées. Au-delà de cette apparence sinistre, cette femme m’emplissait de terreur. Son sourire. Froid, mort, plaqué sur ses lèvres retroussées sur des gencives pourries, il dénudait aussi des dents féroces. C'était un sourire de façade, un sourire de tueur devant sa victime. Associé au regard vide, il en était encore plus terrible.
Je hurlais. Le Gueux hurla. Le silence feutré qui nous entourait de sa protection ouatée depuis que nous étions entrés dans l'école vola en éclats. La femme resta immobile, elle nous fixait. Alors que mes poumons semblaient sur le point d'éclater, et que mes cris commençaient à s’enrouer dans ma gorge, je vis que la femme tenait une baguette de bois dans sa main potelée et livide. Elle en tapotait sa paume ouverte. La menace implicite inscrite dans ce simple geste me hérissa les cheveux sur la tête. Je crus défaillir. Les hurlements du Gueux emplissaient mes oreilles et faisaient écho aux miens. Mes jambes ne voulaient plus me porter, et surtout elles refusaient de bouger alors que la seule pensée consciente qui résonnait dans ma tête était de m’enfuir au plus vite.
C'est alors qu’elle parla. Sa voix était caverneuse, mielleuse aussi, emplie d’une sournoiserie insidieuse, et surtout elle était plate, sans vie, atone.
- C'est à cette heure ci que vous arrivez en classe? Vous croyez que je n'ai que ça à faire bande de morveux? Vous ATTENDRE ?
Ses yeux roulaient dans ses orbites et une dent tomba sur le plastron de son chemisier taché. Une langue vipérine pourléchait ses lèvres ensanglantées.
- On se demande ce que vous étiez entrain de faire tous les deux, hein, on se le DEMANDE! Encore entrain de vous tripoter derrière les buissons du fond de la cour? C’est ça? Ca ne sert à rien de se tirer sur la nouille, messieurs, ça ne la fera pas grandir!
Je voyais le Gueux du coin de l’œil, qui se tenait à côté de moi et qui tremblait, ou plutôt devrais-je dire qu'il était secoué de violents tremblements qui manquaient de peu de le faire tomber. Sa bouche était grande ouverte sur un cri devenu muet. Ses yeux écarquillés d'horreur fixaient la harpie, comme hypnotisés. Elle le regardait aussi, et je vis dans son regard une lueur qui ne pouvait mentir : une envie de nous bouffer. Cette bonne femme avait envie de se mettre du gamin sous la dent, de croquer du môme, de dévorer du chiard.
- Allez les débiles, on remballe la marchandise et on vient s'asseoir à sa place, et QUE CA SAUTE! Vous n'irez jamais au collège bande de sous doués si vous continuez vos activités de petits sournois et si vous n'êtes pas FOUTUS d'être à l'heure en classe! Aucun respect, AUCUN! Et pire que tout, aucune intelligence! Allez on va s'ASSEOIR et TOUT DE SUITE!

Tétanisé, un vent glacial m'enlaça quand je vis le Gueux avancer un pied à l'intérieur de la Morgue. Je savais que c'était la mort assurée s'il entrait dans cette pièce dont l'odeur écœurante de craie humide et putréfiée me parvenait et me soulevait le cœur et l'estomac. S'il entrait, il se ferait déchiqueter par cette goule affamée qui prendrait un plaisir certain à lui gober les yeux et à lui dévorer la langue dans un baiser meurtrier. Je voulais le retenir, je ne voulais pas qu'il entre dans cette pièce maudite, je refusais de le voir mourir, car j'en étais sûr, cette chose qui nous appelait et nous ordonnait d’aller nous asseoir sur les chaises vermoulues, cette chose c'était le diable, l'enfer et tous ses démons réunis. C'était le Mal. Le Mal affamé. Avec des dents.
Je voulais le retenir mais je ne pouvais pas bouger. L'horreur me paralysait, mes jambes étaient prises comme dans un bloc de béton, je pouvais juste lui crier que non il ne fallait pas y aller. Ca ne fit que déchaîner encore plus la femme à la baguette, qui se mit à arpenter la Morgue d'un pas titubant et hargneux, en éructant des paroles qui devenaient de plus en plus incompréhensibles au fur et à mesure que ses dents se déchaussaient. Elle les semait derrière elle comme un petit Poucet de film d’horreur. Je la voyais déjà nous dévorer à coups de gencives tranchantes comme des rasoirs et mon estomac finit par réussir ce qu’il tentait désespérément de faire depuis que j'avais ouvert cette foutue porte : je vomis mon repas du soir sur mes chaussures.
- Vermine, ces mômes ne sont que de la putain de vermine, il faut les DRESSER. Il faut éradiquer le mal qui rampe en eux et les PURIFIER, sinon comment pourraient-ils entrer à Polytechnique ? Et je me tue à la tâche pour ces rampants et personne ne s'en rend compte, ils ne font rien qu'à médire sur mon compte!...Ordures... Obsédés en plus... Gluants... Rien ne me sera épargné... RIEN!
Sur ce dernier mot elle se retourna et vit que le Gueux avait mis un pied dans ce qu'elle pensait être sa salle de classe. Son sourire s'élargit sur ses gencives quasi nues.
- Viens mon petit, viens t'asseoir avec tes camarades, et donne-moi ton PUTAIN de carnet de liaison que j'écrive à tes parents pour leur dire à quel point tu es un être malfaisant et sournois et qu'ils mesurent toute l'étendue de ta NULLITE !
Je vis des larmes rouler sur les joues du Gueux et sa jambe bouger pour entrer entièrement dans la pièce. J'étais toujours incapable de le retenir car je ne pouvais faire le moindre mouvement. J'étais déjà entrain d'imaginer mon meilleur ami devenir la proie de ce démon, une vision éclair, terrifiante et mon cœur se déchirait en deux et ça faisait mal.
C'est à ce moment exact qu’il arriva, rapide comme un chat, et qu'il l’attrapa par le col avant de le tirer en arrière dans une odeur de vodka bon marché que je ne pouvais que reconnaître!
- Ferme cette porte borrrrrrrdel! Môme stupide, pas de cerrrrrvelle, c’est pas possible!
- Hein?
Le simple fait d'énoncer cette monosyllabe et ce fut comme si on avait enclenché à nouveau le mode « action ». Je me précipitais sur la porte et la refermais sur la face de la chose monstrueuse, dont les gencives claquèrent sur un dernier mot: FAINEANTS!
La clé tourna avec une aisance déconcertante dans la serrure et le silence se fit. On entendait seulement les sanglots du Gueux, écroulé aux pieds de Boris, revenu miraculeusement en avance de sa partie de poker.

Ce n'est que quelques instants plus tard, dans sa loge, assis à sa table devant des petits verres remplis de vodka pour lui et d’un infect ersatz de chocolat au lait pour nous, que Boris nous raconta l'effroyable histoire de Nadine.

La chose avait donc un nom. La chose avait aussi une réalité, elle n'était pas le fruit de mon imagination. Elle s'appelait donc Nadine et elle avait été maîtresse d'école, ici, dans cette école, une dizaine d'années auparavant. Elle était haïe par tous : les enfants, les enseignants, les parents, et Boris. Pourquoi? Parce qu'elle était mauvaise. Elle avait porté l’égoïsme, la méchanceté gratuite, la flemmardise, la couardise, la mesquinerie aux rangs d'arts appliqués. Cette femme faisait régner la terreur dans sa classe de CP, elle ne comptait plus les mômes qu'elle avait traumatisés sciemment, et avec elle on apprenait à lire, écrire et compter dans les larmes et dans la morve. Il était fréquent qu’elle attache un petit trop remuant à sa chaise à coups de gros scotch de déménageur, un autre trop bavard se voyait bâillonné avec le chiffon à craie, un autre encore qui ne savait pas sa leçon se retrouvait au coin, une pile de livre de lecture sur le sommet du crâne et gare à lui s’il en tombait un. Elle était la reine de la fessée déculottée, la championne de la phrase assassine, la virtuose de la punition injuste. En deux mots, c'était une belle salope.
Avec ses collègues, Nadine était odieuse, elle ne participait à rien, râlait sur tout, et plus que tout, n'en fichait pas une rame. Nadine avait la grippe le jour de la fête de l'école, et des crises d'urticaires paralysantes les soirs de conseils d’école. Quant aux parents, elle les regardait comme s'ils étaient les honteux géniteurs de monstres dégénérés et dangereux, ce qui fait qu'elle avait toujours pu se brosser pour obtenir un quelconque cadeau de fin d’année. Bref Nadine était une belle salope, Nadine était un monstre. Et Nadine haïssait Boris. Et Boris haïssait Nadine.
Nadine n'aimait pas les étrangers, Nadine n'aimait pas les hommes, Nadine n'aimait pas les sous-fifres, Nadine n'aimait pas l’odeur de la vodka ni celle du maquereau, et Boris avait l'incroyable malchance de réunir toutes ces tares impardonnables. Remarquez, n'aimant rien à part elle-même, il y avait fort à parier que Nadine haïssait beaucoup de gens, voire même la totalité de la planète. Mais Boris avait le petit truc en plus, celui qui faisait qu’elle le mettait en haut de sa liste noire: Boris ricanait sur son passage. Et ça, Nadine, ça la rendait positivement dingue. Folle de rage même.
Du coup elle faisait tout pour lui pourrir la vie au Boris. C'était un défilé incessant de gamins de CP dans sa loge avec des petits papiers illisibles sur lesquels étaient rédigées des requêtes improbables, ou encore des remarques perfides sur son alcoolisme et ses odeurs corporelles devant les autres enseignants ou les parents. Elle s'arrangeait pour lui donner un travail pénible et long à terminer, juste le vendredi soir pour le samedi matin. Ca ne pouvait pas attendre, le tableau de sa classe devait être repeint pour la réunion du lendemain avec les parents, une vitre était brisée et il fallait la changer, tout de suite, sinon elle serait obligée dès le lendemain d'avoir recours au vieux poêle à gaz pour chauffer la classe, justement celui qui était si utile à Boris pour faire cuire ses maquereaux. Et toujours avec sa petite voix mielleuse, pile à 16 heures 30 le vendredi soir, histoire de faire tomber à l'eau la partie de poker du concierge avec ses copains communistes, ces rouges que l'on aurait dû égorger à la frontière avec leurs grands couteaux de bolcheviques.
Mais Boris n'était pas né de la dernière pluie, Boris c'était un dur, il venait de Novossibirsk, la ville où si tu voulais pisser en pleine nature en hiver, tu risquais de te voir immobilisé par l'arc du jet d'urine entre ta bistouquette et le sol, la ville où les hommes buvait leur vodka en mâchant les débris du verre.
Il attendait son heure le Boris. Il était patient. Et le jour où il ne pût plus supporter la Nadine, Boris régla le problème. Définitivement.
Il fit courir le bruit qu’en rangeant la Morgue, il y avait retrouvé des cahiers de Nadine quand elle-même était en CP dans cette même école. Et tenez-vous bien, elle était nulle, c'était une élève exécrable qui cumulait les zéros et les pages arrachées, et que si on ne le croyait pas, il suffisait d'aller à la Morgue pour consulter ces édifiantes archives enfin réapparues au grand jour. Ca ne fit pas un pli, Nadine se précipita le soir même à la sortie des classes pour vérifier si son humiliation était réelle ou si c'était encore un mensonge de cette saleté de russe alcoolique et puant.
Il l'attendait, derrière le rideau de sa loge, il était en embuscade. Il la vit se saisir de la clé qui était encore à l'époque accrochée à un gros clou à côté de la porte, en hauteur. Il la vit tourner la clé dans la serrure et entrer, en laissant la clé sur la porte. L'école était silencieuse et déserte, un silence imposant régnait. Boris se glissa dans le couloir, et silencieux comme le loup des steppes qui crève de faim et qui ne veut pas rater sa proie, il avança à pas feutrés jusqu'à la porte de la Morgue. Il tourna la clé dans la serrure. Il mit la clé dans sa poche et il s'en fut. C'était le 30 juin et ses amis russes l'attendaient dans leur vieille Volvo pourrie pour aller faire un p'tit tour à Novossibirsk pendant les vacances d'’été.

Il va sans dire que deux mois en Sibérie virent revenir un Boris frais et dispos, abreuvé à la vodka nourricière de sa mère patrie, et que quand il ouvrit la Morgue après deux mois d'absence, ce qu'il y trouva n'était pas beau à voir et sentait bien plus mauvais que lui.
Sans famille, sans amis, personne ne s'était préoccupé de l'absence de Nadine pendant les deux mois d'été. Il fallut à Boris un petit couple d'heures pour enterrer ses restes sous le béton du sol de la Morgue. Et il ne lui fallut que quelques jours après la rentrée des classes, pour se rendre compte que le véritable Mal ne meurt jamais...

Personne ne s'inquiéta jamais pendant ces dix années de savoir où était passée cette vieille salope de Nadine, et Boris veillait à ce que personne n'entre dans la Morgue, là où elle régnait maintenant pour l'éternité. Sauf que Camille s'était bien trop approché de la porte et que quelque chose s'était passé, il ne pouvait dire quoi, mais Nadine avait réussi à atteindre le petit et à le terrifier jusqu’au plus profond de son âme.
Depuis Boris veillait, et ce soir là, le soir où nous avons ouvert la porte de la Morgue, le Gueux et moi, un sombre pressentiment l'avait fait revenir ventre à terre à l'école, avant qu'un nouvel accident n’arrive.

Nous promîmes le silence absolu, nous fîmes vœu de ne jamais parler, d'ailleurs qui nous aurait cru, et nous rentrâmes chez nous. Cette nuit là, je sus que j'étais devenu un homme en claquant la porte au nez du monstre, je sus que j'étais capable d'être le fils qui rendrait ma mère heureuse, sans pour autant avoir à massacrer mon père. Et jour après jour, attention après attention, effort après effort, je réussis à rendre le sourire à ma mère, pour que la Nadine en elle n'éclose jamais, et que le Boris en moi jamais ne prenne le pouvoir.
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