15.12.04

Fernande


Texte écrit en participation à un concours sans prétention mais fichtrement amusant, au sein d'une petite communauté bien sympathique du oueb (que je salue et bizoute). Certains mots, des expressions, étaient imposés, ainsi qu'un passage Harlequin. Dont acte.


Quand je pense à Fernande, j’ai le cœur qui se décroche et dans mes yeux comme une poussière qui s’accroche. Dans mon esprit un rythme saccadé se fait entendre. Zip. Floutch. Zip. Floutch…J’ai dix ans à nouveau, les poings au fond de mon fût en velours, celui que ma mère recoud patiemment après chacune de mes escapades. Je suis planté devant Monsieur Roger, le boucher du quartier, qui découpe le jambon. « Ce sera quatre tranches, c'est maman qui m’expédie, y'a ma p'tiote de sœur qui a la varicelle. »Le Roger il est gros, il a la face laide comme celle d’un chameau qui s’est mangé la dune, et ses doigts poilus qui soutiennent la cellophane me font yoyoter mon Nesquik trop vite avalé. Je détourne mon regard vers les cervelas exposés sur leur garniture d’un vert bucolique. Leur nom sonne à mes oreilles comme un plaisant et ironique rappel de l’absence de cortex chez le seigneur des lieux. Ouais, en plus le Roger il est bête. Et méchant. Mais je ne pouvais pas savoir à quel point. Pas encore.

Cela ne faisait qu’une petite semaine que la 4L des Lendormeau s’était garée devant la boucherie de la rue Sainte-Anne. Avec mes poteaux on séchait au soleil, après un concours du plongeon le plus con à la piscine municipale. C'est Bernard qui avait gagné, grâce à sa Double-Vrille-Vire-Calbute qui l'avait consacré Champion Cul A l’Air de la journée. C'est peu dire qu'on s'était bidonné, c'est peu dire qu’on avait été viré manu militari : « C'est pas l'école du cirque ici ! Bande de couillons, z'avez rien d'mieux à faire ? » On séchait donc, et le soleil d'août cognait dur sur nos calebasses. Nous étions sept ou huit, les Dératés du quartier de l’Oratoire, filles et garçons pareillement égratignés, poussiéreux et ravis, d’avoir tant voulu pressurer chaque minute de cette journée de vacances.
La 4L donc. D'un jaune improbable, elle a cahoté le long de la rue avant de mourir de chaud devant la boucherie. Cela semblait être sa destination, et nos regards étaient accrochés par l'impressionnant amas de valises, sacs et autres baluchons qui trônait sur une galerie bouffée par la rouille. Deux paires de skis, incongrues en plein été, émergeaient de la masse compacte de ce qui s'avérerait être la totalité des possessions de la famille.La famille... Un gros type, brun et rougeaud, d’une laideur à faire peur, sortit le premier, les poings sur les hanches qu’il avait larges comme celles d'une mama sicilienne, mais il y avait fort à parier qu’il ne savait pas faire les pâtes aux boulettes. Une petite femme blonde descendit côté passager. Plutôt coquette, plutôt jolie. A se demander. Paraît que l'amour est aveugle. Elle portait une blouse paysanne bouffante et une curieuse jupe bariolée.« C’est pas mardi-gras aujourd’hui » grommela Michel, affalé à côté de moi sur le perron de l’épicerie de son père, là où nous avions établi nos quartiers estivaux.
Avant que je puisse lui répondre, elle apparut. Je ne le savais pas encore mais elle s’appelait Fernande, car elle avait eu l’outrecuidance de naître munie d’un charmant abricot au lieu du gros robinet de rigueur chez le premier-né des Lendormeau. Dès que j’ai eu posé les yeux sur elle, je sus que chaque molécule de mon corps, vieux d'à peine dix printemps et guère plus d'hivers, venait de subir la plus improbable des transmutations. C'était l’appel des polarités, le choc des météorites dans le noir interstellaire, le Big Bang originel. Tout ça pour des mirettes azur, un je ne sais quoi de désinvolte et des boucles tournicotées de la plus charmante des façons. Je ne vis pas au prime abord la ligne pourpre qui zébrait l’une de ses joues. J’étais ailleurs.

Je la prends vigoureusement entre mes bras musclés et serre entre mes mains son petit visage audacieux, j'approche de ses lèvres pulpeuses ma bouche aux baisers empressés, le vent fait onduler ses cheveux et un parfum de mûre me submerge. Je sens son corps se tendre contre mon torse viril, je suis la flèche, elle est l'arc, et tandis que la lune juste levée baigne nos corps nus de sa lumière laiteuse, nos sens s’embrasent. Je l'allonge sur un lit de coussins chatoyants, je me noie dans le bleu des ses yeux, et le courant nous emporte, enlacés au fil de nos caresses expertes et de nos baisers langoureux. Elle est l'infirmière qui me relève du champ de bataille, sa coiffe blanche cachant sa cascade de boucles blondes ; dans mon lit d'hôpital de campagne je passe mes mains avides de désir sous sa blouse, les tirs de canons au loin rythmant nos ébats...

C’est le coup de coude de Michel au creux de mes côtes qui m’a tiré de ma rêverie. Fallait que j’arrête de piquer les bouquins que ma mère gardait planqués au fond du tiroir de sa table de nuit. Ca commençait à m’attaquer le cerveau.
- Qu’est-ce que tu fous, t’es planté là comme une carpe qui a vu un gros ver de farine. Oh, Nico, t’es avec nous ?
- Oui et non.
- Attends un peu, c’est pas la grelûche avec ses bouclettes qui te colle dans cet état là, hein mon frère ?
Je l'observais à nouveau, pendant que ses parents déchargeaient la voiture. A mieux y regarder, je vis qu'elle portait un drôle de sous pull au col curieusement agrandi, à croire qu'elle le faisait sécher avec un ballon de foot dans l’encolure. Je vis la crasse sous ses ongles comme si elle avait trafiqué le moteur de la 4L et s’était collée du cambouis partout. Je vis les bleus sur ses jambes. La ligne pourpre qui zigzaguait du haut de sa pommette jusque sous l’oreille. Au fond de mon estomac un papillon s'évada de sa cage. Ca sentait les embrouilles. Mais il était déjà trop tard. Comprendre c'est déjà contester.

Chez nous ce n'était pas la misère, ce n'était pas non plus Byzance. Nous avions une petite vie tranquille. Ca gueulait bien des fois dans les familles, une gifle partait à l'occasion, surtout quand on ramenait une note en dessous du niveau de la mer. Ou que nous avions fait une connerie éléphantesque, comme le jour où Seb l'Indien avait fait flamber la boîte aux lettres de notre maître de 8ème, en représailles pour les commentaires insultants fait à son intelligence. Seb était peut être bien un cancre qui se satisfaisait des joies de l'origami près du radiateur, mais il s'y connaissait en engins incendiaires. Et encore nous l'avions dissuadé de mettre le cochon d'Inde de la classe dans le bûcher. Il n'avait jamais pu saquer cette bestiole, on n'a jamais compris pourquoi. Pourtant il était sympa l'animal, il s'appelait Marx, je m’en souviens. Notre maître, féru de justice sociale, faisait trôner les œuvres du grand homme à côté du BLED sur son bureau. Mais je m’égare.

Notre tranquillité, notre paix de l'âme vola en éclat par cet après midi de juin quand la gamine à la ligne pourpre fit tomber un sac en l'emportant à l'intérieur de la boucherie. Son père se retourna, et sa grosse main vint aplatir littéralement le visage de sa fille, faisant claquer ses dents, jaillir le sang de son nez, et expédiant l'élue de mon cœur à un bon mètre. C'est limite si elle n’avait pas jailli de ses sandalettes sous la force du coup. Mes copains et moi avions tressailli comme un seul homme, tous soudés par cette vision d'une force et d’une injustice rares. La mère ne sembla pas réagir, elle continua à décharger la voiture sans un mot. Nous regardions cette fille qui pleurait en silence, le sang lui coulant sur la bouche et le menton, le regard planté dans le sol pour ne pas nous voir. Elle avait honte. D’un coup de tête Aude nous fit signe de nous lever et de la suivre. Nous partîmes vite fait, petite troupe pas fière, vers le bois non loin de là.

Nous en avons discuté pendant des heures ce jour là, jusqu'à ce que le soleil baisse lentement, à l'abri dans une clairière loin du sentier. Nous n'arrivions pas à y croire. Les remarques fusaient bon train, et moi je me taisais. Pendant une semaine encore, on en a parlé, et reparlé. Cette fille était devenue notre cause commune. Nous voulions la sauver, nous voulions l'aider, nous étions solidaires, comme nous l'avions toujours été. Solidaires l'année dernière quand le petit Julien se faisait moquer et brutaliser par les grands de dernière année, à qui nous avions fait manger la poussière dans une bataille mémorable. Solidaires encore quand Seb avait perdu sa mère dévorée par le crabe. Solidaires, toujours. Fernande en se faisant bigner méchamment sur notre territoire, et Dieu sait que la rue Sainte-Anne c'était chez nous, avait sans le savoir obtenu le statut de réfugiée politique.
Il nous fallut un émissaire pour l'approcher et lui parler, pour lui dire que nous étions là et que nous voulions l'aider. Un émissaire pour lui dévoiler le Plan. C'est Aude qui fut choisie. Grande gueule mais un esprit aussi acéré qu'un rasoir, elle pouvait être capable de la plus grande des douceurs comme des pires fourberies. Elle avait été à bonne école en traînant sur les banquettes en skaï mauve du bar de son père et en servant le thé aux réunions Tupperware de sa mère. C'était la personne idéale. C'était elle qui était entrain de discuter avec Fernande pendant que j'attendais que son boucher de père termine de couper mon jambon.
J'étais venu filer deux petits coups sur la fenêtre de sa chambre, comme convenu quand ma mère m'avait envoyé en courses. Elle avait filé dans la cour qui jouxtait la boucherie, là où nous avions repéré que Fernande passait la plus grande partie de ses journées. Moi j'étais chargé de retenir le paternel à la main lourde dans sa boutique. Juste avant d’entrer j'entendis Aude, qui avec son enthousiasme et son sens de l'absurde habituel, infligeait à Fernande l'une des entrées en matière farfelues dont elle avait le secret :
- C'est à toi ce petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?
Et Fernande de répondre, abasourdie (on ne devait pas souvent lui faire la conversation) :
- Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?
C'est là que je suis entré dans la boucherie, en me demandant si la fille de mes rêves avait des gênes de perroquet, le sourire aux lèvres, et le cœur battant la chamade.
Quand Monsieur Roger eut fini de me servir mon jambon, je pris mon air le plus abruti pour lui asséner :
- Je préfère le pâté .. enfin non, je veux dire... je crois me souvenir que maman veut du pâté. Je suis désolé, j'ai confondu.
Son drôle de regard ne cilla même pas, tandis qu'il mettait de côté les quatre tranches de jambon soigneusement enveloppées dans leur cellophane et qu'il se dirigeait vers les pâtés. Ce type me faisait froid dans le dos. Pour laisser à Aude le temps d'expliquer à Fernande notre plan, je continuais mon rôle de parfait crétin, et fis semblant pendant une bonne dizaine de minutes d'hésiter entre les différentes sortes de pâtés. Puis je payais et ressortis de là, les jambes tremblantes, mais pas peu fier d’avoir accompli ma mission.
Quelques minutes plus tard, Aude me rejoignit sur le perron de l'épicerie, à l'ombre du grand panneau publicitaire, où un bel Africain vantait les mérites d'un chocolat avec un sourire étincelant.
- Ouais, elle est pas super dégourdie ta chérie, c'est pas le genre à te raconter sa vie non plus d'ailleurs.
- C'est pas ma chérie, et vas-y raconte. Elle t'a dit quoi ?
- En gros, je te résume, son père la frappe tout le temps, il terrorise sa mère aussi, c'est pas la joie chez eux… La cicatrice sur sa joue, c'est quand il l'a jetée contre le comptoir de leur ancienne boucherie, parce qu'elle avait traîné à rentrer de l'école.
- Tu déconnes ?
- Non. Et pour notre plan, ça lui plaît beaucoup, mais c'est évident qu'elle a la trouille. T'aurais du voir ses yeux de lapin pris dans les phares de la voiture quand je lui en ai parlé.
- Oui je m'en doute, mais est-ce qu'elle est d’accord ?
- Oui, mais j'ai peur qu'elle ne vienne pas, qu'elle se dégonfle au dernier moment. Remarque, je la comprends.
- Ouais, moi aussi, mais je trouve que c'est important qu'elle sache qu'on est là, qu’on la soutient, qu'elle n'est pas toute seule. J'espère vraiment qu'elle va venir.
- Je lui ai tout expliqué, toutes les étapes, elle n'a plus qu'à suivre les consignes. La balle est dans son camp.
- Franchement, faut que ça marche, ça va marcher, y'a pas de raison.
A chaque période de vacances, nous organisions une sorte de fête, un truc secret, la nuit, dans les bois. Quand j'y repense, nous étions vraiment une bande de sacrés lascars, indiens de pacotille certes, mais chtarbés de première, pour sûr. Le but ultime du Plan était de permettre à Fernande d'échapper à la vigilance de son paternel à la main leste, pour qu'elle puisse participer à notre « boum nocturne », que nous puissions la rencontrer, elle, la petite recluse de la boucherie et de la cour attenante. Le but caché du Plan, était que je puisse, moi, Nicolas, couillon sentimental dopé à l'Harlequin, passer quelques instants privilégiés avec l'élue de mon cœur.

Tout était prêt. Le lieu, une veille baraque abandonnée, réputée hantée, mais qui ne nous faisait carrément pas flipper du tout, bien au contraire. La date, le deuxième samedi d’août. L'heure, minuit, l'heure du crime, il n'y a que ça de vrai dans la flibuste mon gars. Les filles avaient prévu les décorations, qui pour l'instant se planquaient encore sous des lits de petites filles sages... Les gars avaient prévu la boustifaille, stockée dans l'arrière boutique de l'épicerie des parents de Michel. Si ma mémoire est bonne, nous avions réussi aussi à nous dégoter une vieille glacière, pour pouvoir transporter la limonade fraîche sur les lieux de nos agapes clandestines.
Deux jours avant le jour J, Seb est allé faire un petit tour dans l'armoire à pharmacie de sa salle de bain. Il y a dérobé un certain nombre de gros cachets blancs, de ceux que son père prend pour dormir depuis que sa femme est partie pour l’autre pays. Seb nous avait dit qu'il y avait peu de risques que son père s'en rende compte, c'était comme si lui aussi était parti, ou plutôt comme s'il était en partance, en attente dans la salle du Grand Départ. La veille, Aude s'est repointée dans la petite cour, après avoir vérifié que Fernande y était seule. Elle lui a refilé les cachets, emballés dans un mouchoir en papier. Fernande les a pris, sans un mot, et les a glissés dans la poche de sa jupe.

Tout semblait se dérouler à merveille, la machine était en place, il n'y avait plus qu'à attendre. Il était prévu que Fernande écrase les cachets et les mélange au plat familial avant de s’éclipser dans sa chambre en prétextant un mal de ventre. Dans nos esprits, tout ne pouvait que se dérouler sans accroc. Nous en avions parlé pendant des heures, et c'était pour nous un plan sublime, le Plan de tous les plans.
Le grand soir, j'avais pris un bain d’une heure, j'étais passé rapidement à la maison dans les bois pour vérifier que tout était prêt, et j'avais même chipé un peu d'eau de Cologne à mon grand frère. Je voulais que tout soit parfait, à l'image de l'amour immense que j'éprouvais. Faire le mur pour nous autres, c'était rien, peau de zob ou presque, nous le faisions souvent, et nos parents respectifs, naïfs ou confiants, ne nous avaient jamais causé le moindre souci. On se doutait bien qu'avec le père dont elle se trouvait affublée, Fernande n'aurait pas les mêmes facilités. C'est pourquoi nous avions pris une assurance tranquillité sous la forme des cachets de somnifère. Il fallait que ses parents dorment du sommeil du juste jusqu'au lendemain matin. Pour elle, c'était la seule solution pour oser s’échapper le temps d’une nuit.

A 23.45 pile, comme convenu, je l'attendais à l'entrée de la petite cour, caché dans l’ombre. Elle était à l'heure elle aussi, je la vis se faufiler discrètement par la porte de derrière, et marcher telle une souris vers le morceau de gruyère oublié sur la table de la cuisine. Les somnifères c'était vraiment une idée de maître, ça lui évitait de faire de la varappe en pleine nuit sur la façade. Ca lui évitait aussi de se faire attraper et massacrer en rentrant. Elle me chuchota qu'elle avait broyé les cachets la nuit précédente et qu'elle les avait mélangés à la viande des lasagnes que préparait sa mère. Son imitation du mal de ventre avait été grandiose et elle n'avait pas goûté ne serait ce qu'une bouchée des lasagnes sauce roupillon. Elle avait entendu ses parents monter se coucher une heure plus tard, et la table de la salle à manger était débarrassée. Tout se déroulant comme prévu, elle était descendue me rejoindre.
J'étais comme sur un nuage. Se faufiler dans la ville silencieuse et noire, éclairée par endroits par la lumière brillante des rares réverbères, les parfums des fleurs gorgées du soleil de la journée, l'air frais sur nos visages, les bribes de conversations entendues derrière les volets clos, tout était là pour faire de cette nuit une aventure extraordinaire, nous rappeler que nous étions incroyablement vivants, que nous avions dix ans et que la vie, telle un tapis de neige immaculée, attendait que nous y laissions nos traces. Fernande semblait transformée, son petit visage irradiait d'une joie que jamais je n’oublierais, elle était libérée, elle était comme illuminée de l'intérieur par une flamme que nous avions cru éteinte mais qui couvait seulement sous la cendre.
Je la trouvais magnifique, et être près d'elle cette nuit là, c'était comme tenir entre ses mains, pour un instant seulement, un trésor toujours désiré et jamais obtenu, avant qu'il ne disparaisse pour toujours. A la fois un bonheur immense et une tristesse incommensurable, de savoir que cet instant était entre parenthèses, à peine plus vivace qu'une étoile entrain de mourir mais dont la lumière nous émerveille encore.
Au bout d'un quart d'heure de marche quasi silencieuse nous arrivâmes enfin à la maison dans les bois. Elle était illuminée par des dizaines de bougies que Michel avait récupérées dans un vieux carton à la cave.
- Ca brille ! s'enthousiasma Fernande. Et toujours la petite flamme dansait derrière ses yeux et me rendait pleinement heureux. Cette nuit allait être fabuleuse. Cette nuit allait être magique. Et elle le fut. Nous avons dansé, nous avons mangé, nous avons rigolé à nous faire péter les artères, nous nous sommes réunis autour d’un grand feu et nous nous sommes raconté des histoires horribles comme à notre habitude. Je me souviens que celle qui me terrifiait le plus était celle de la Dame Blanche. Aude la racontait à chaque fois. Elle y ajoutait des détails plus affreux et terrifiants à chacune de nos soirées. L'imagination de cette fille était sans limite, et elle faisait d'un simple mythe urbain un conte horrifique à ne plus oser s'endormir. Fernande ne cessait de se répéter, à mi-voix : « Non, je ne suis pas folle ! » comme pour se convaincre de la réalité de ces instants volés. Elle n’en était que plus émouvante à mes yeux. Au bout de quelques heures j'osais prendre sa main dans la mienne, et, incroyable mais vrai, elle ne la retira point. Elle ne me regarda pas, et continue à fixer les flammes, mais sur ses lèvres flottait un sourire étrange qui me serra le cœur.
La sagesse populaire nous apprend que même les meilleures choses ont une fin. Elle n’a pas tort. Il nous fallut rentrer, et la petite troupe s'éparpilla à la sortie du bois. Je raccompagnais Fernande chez elle, nos mains toujours jointes, nos doits enlacés, le même sourire étrange flottant sur ses lèvres, et le même air béat s’étalant sur les miennes. A l'entrée de la petite cour, elle se tourna vers moi, et comme si mes rêves devenaient réalité, je vis son visage se tendre vers moi, les yeux clos, et sur ses lèvres presque entrouvertes, le sourire étrange avait disparu, remplacé par une moue adorable. Je fis ce qu'elle attendait de moi et ce dont je rêvais depuis ce jour où elle était sortie de la voiture de son abruti de père, belle à en mourir, belle comme aucune autre. Je l'embrassais, nos lèvres se touchèrent dans le plus chaste des baisers et je sentis en moi s'ouvrir un abîme qui jamais ne se refermerait, à moins qu'elle ne vienne le combler de sa présence.
Elle tourna les talons, et ses boucles tressautant sur son dos, elle se dirigea d'un pas vif vers la porte au fond de la cour. Doucement elle l'ouvrit et elle disparut à l'intérieur, happée par son quotidien de douleurs et de peurs. Je restais planté là, le cœur malade, quand je vis la lumière s'allumer et des cris exploser comme des bombes sonores d'une très grande intensité. Un grand cri se détacha de la mêlée, puis plus rien. Un silence de mort s'abattit sur la cour. J'avais eu le temps de reconnaître la voix de mon aimée dans ce cri déchirant qui me retournait les entrailles. Je ne savais pas ce que je faisais, seulement que je courais et que j'ouvrais cette porte, sourd à toute raison et à toute prudence.
Je me figeais sur le seuil. La scène qui s'offrait à moi tel un tableau obscène est restée dans mon esprit, comme inscrite au fer rouge dans ma mémoire, depuis cette nuit là, et je sais que le jour de mon Grand Départ je la verrais encore, et que mon âme saignera comme elle a saigné cet été là et tous ceux qui ont suivi depuis. Au pied de la cheminée 18ème, gisait le corps de Fernande, sa jupe étalée autour d'elle comme la corolle d'une fleur, ses jambes nues très blanches dans la lumière du plafonnier. On voyait un petit bout de sa culotte, et cette vision me coupa le souffle, je voulais courir et rabattre la jupe, mais mes jambes refusaient de se mouvoir. Je venais d'apercevoir la tête de la fille avec qui j'avais échangé le premier des baisers, le plus doux des baisers, et l'angle étrange qu'elle faisait avec son cou, une perpendiculaire immonde qui me donnait envie de m’arracher les yeux de leurs orbites, de m'rracher ce cœur qui bondissait dans ma poitrine. Je ne vis qu'ensuite le couple silencieux, se tenant de part et d'autre de la cheminée comme ces paysans du tableau de Millet, priant à la tombée du jour.

Sans un mot, je ressortis dans la cour. Je ne suis même pas sûr qu'ils m'aient vu. Ma vie venait de s'arrêter, fauchée une belle nuit d'été par la grosse main poilue d'un homme sans cœur et sans cervelle. Dehors, il n'avait jamais fait aussi froid.
Il y eut une enquête, mais c'est par les commérages que nous apprîmes ce qui s'était réellement passé cette nuit là. Les lasagnes étaient dans le frigidaire, intactes. Les Lendormeau n'avaient pas pris leur dîner, trop occupés à se disputer pour des histoires d’argent. Ils étaient montés dans leur chambre sans toucher au plat que Madame Lendormeau avait rangé pour le manger le lendemain. Et là ils étaient entrain sans aucun doute de fabriquer le petit mâle tant attendu par Monsieur, quand Fernande était descendue me rejoindre. Occupés à leur tâche, ils n'avaient rien entendu, ni les pas de souris dans l'escalier, ni la porte du bas qui s'ouvrait puis se refermait. Plus tard dans la soirée la mère était allée dans la chambre de Fernande, pour vérifier qu'elle allait bien. Voyant le lit vide, elle avait prévenu son mari qui, patiemment, avait attendu le retour de la petite traînée, dans le noir de la salle à manger. Un coup plus violent encore que d'habitude, et la nuque de Fernande était allée se briser sur l'angle aigu du manteau de la cheminée.

Quand je pense à Fernande, je meurs chaque jour un peu plus.
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